Science-Fiction

Lumières noires

Titre : Lumières noires
Nouvelles : Ceux qui restent et qui luttent ; Grandeur naissante ; La sorcière de la terre rouge ; L’alchimista ; Le moteur à effluent ; Nuages dragons ; La Fille de Troie ; Major de promotion ; Le remplaçant du conteur ; Les épouses du ciel ; Les Évaluateurs ; Vigilambule ; La danseuse de l’ascenseur ; Cuisine des mémoires ; Avide de pierre ; Les berges de la Lex ; Le narcomencien ; Henosis ; Trop d’hiers, manque de demains ; MétrO ; Probabilités non nulles ; Pécheurs, saints, spectres et dragons – la cité engloutie sous les eaux
Auteur : N. K. Jemisin
Éditeur : Nouveaux millénaires (J’ai lu)
Date de publication : 2019

Synopsis : À La Nouvelle-Orléans, des dragons hantent les rues inondées après le passage de Katrina ; dans les États esclavagistes du Sud, une mère noire tente de sauver sa fille d’impossibles promesses ; tandis que, dans cette autre réalité, les monstres et les héros créés par l’humanité survivent à la mort de celle-ci, mais pour combien de temps encore, et dans quel but ? Recueil de nouvelles sombres et engagées, Lumières noires donne à voir notre société contemporaine à travers le prisme d’une myriade de miroirs déformants mais terriblement réels.

 

Cette fois j’ai vérifié. La ligne K n’existe plus depuis 88. D’ailleurs elle n’est jamais passée par là. A mon avis, il me surveillait, tu vois ? En fait je crois qu’ils me surveillent tous. Les métros disparus qui n’existent plus. A mon avis, ils n’ont jamais vraiment cessé de circuler. Je veux dire, tous les jours, il y a quelqu’un, quelque part, pour se tromper en disant « Prenez le 1/9 » au lieu de juste le 1 ; ou le T en pensant au V… Et puis tous ces gens qui regardent les tunnels déserts, persuadés qu’ils vont voir quelque chose alors qu’il n’y a rien. Peut-être qu’elles se disent qu’on a encore besoin d’elles. Peut-être qu’elles restent là, à attendre qu’on les appelle.

Diversité des genres

Régulièrement primée depuis plusieurs années par les prix les plus prestigieux de la science-fiction américaine, N. K. Jemisin est une autrice à côté de laquelle les amateurs de littératures de l’imaginaire peuvent difficilement passer. Les lecteurs français curieux de découvrir son œuvre, mais réticents à l’idée de se lancer directement dans une trilogie, ne manqueront pas, par conséquent, d’apprécier l’initiative des éditions J’ai lu qui nous offrent avec « Lumières noires » un recueil de plus d’une vingtaine de nouvelles signées par l’autrice. L’occasion de découvrir la plume de cette dernière, mais aussi les sujets qui lui tiennent à cœur, ainsi que les spécificités de certains de ses univers. L’ouvrage se distingue d’abord et avant tout par son extraordinaire richesse puisque l’autrice est apparemment aussi à l’aise pour écrire de la fantasy que de la science-fiction ou encore du fantastique. C’est cette diversité qui frappe en premier lieu le lecteur, car en dépit d’un nombre conséquent de nouvelles, on ne se lasse jamais de la lecture de ce recueil qui nous entraîne de surprises en surprises. Les amateurs de fantasy devraient trouver leur bonheur avec « Le remplaçant du conteur », nouvelle qui réutilise tous les stéréotypes du genre (princesses, dragon, médiéval-fantastique) pour créer une fable sombre et cruelle admirablement racontée. Mais aussi par « Le narcomencien » qui met en scène un prêtre d’un ordre un peu particulier engagé pour arbitrer un conflit entre deux femmes dans un petit village à priori sans intérêt. Si vous êtes davantage attirés par le post-apo, vous allez également être servis. Dans « Avide de pierre », N. K. Jemisin nous dépeint une Terre en ruine sur laquelle des êtres aux pouvoirs cataclysmiques arpentent ce qui reste de notre monde pour le dévorer, tandis que dans « Major de promotion » ce sont visiblement des IA qui sont à l’origine de la disparition de notre civilisation. Vous aimez aussi les dystopies ? Pas de problème, l’autrice maîtrise également le sujet et nous offre avec « Henosis » et « La danseuse de l’ascenseur » deux textes bouleversants mettant en scène des sociétés de contrôle glaçantes. Les amateurs de fantastique ne seront pas non plus en reste, puisque N. K. Jemisin signe aussi de très beaux textes, certains rendant hommage aux victimes et survivants de l’ouragan Katrina (« Pécheurs, saints, spectres et dragons »), d’autres redonnant une aura de mystère à des lieux à priori tout à fait banals comme le métro (« MétrO ») ou encore un restaurant (« L’alchimista »).

Diversité des personnages

Outre la variété des genres et sous-genres exposée ici, ce qui marque avant tout le lecteur c’est aussi la variété des profils des personnages. Les auteurs femmes et noires ne sont en effet pas légion au sein des littératures de l’imaginaire, et il est donc d’autant plus intéressant et important de lire des textes signés par des écrivains/écrivaines désireux de souligner le manque de diversité des ouvrages de SF ou de fantasy actuels. La plupart des protagonistes mis en avant par N. K. Jemisin sont ainsi des afro-américains, ce qui lui permet d’aborder régulièrement la question du racisme ainsi que le sujet de l’évolution de la place des populations noires aux États-Unis. Dans « La sorcière de la terre rouge », l’autrice met en scène une mère de famille noire aux prises avec une créature magique d’origine irlandaise dans le contexte de la ségrégation raciale aux États-Unis. L’occasion de démontrer que, même dans le surnaturel, les mécanismes de domination qui ont cours dans la réalité perdurent. De même, dans « Grandeur naissante », l’autrice aborde les stratégies d’évitement utilisées par un jeune homme pour se rendre invisible aux yeux de la police en dépit de sa couleur de peau. « Le moteur à effluent » met quant à lui en scène une héroïne originaire d’Haïti, île rebelle résistant depuis des années aux assauts des esclavagistes. Si choisir de parler du racisme n’est pas original en soi, le traitement qu’en propose l’auteur diffère incontestablement de ce dont à l’habitude et permet au lecteur d’appréhender le sujet avec un regard nouveau, indéniablement plus réaliste. Impossible de nier que l’autrice nous parle avant tout de son expérience et de la société américaine d’aujourd’hui, qu’elle place son récit dans un décor de science-fiction ou bien de fantasy : ce n’est pas pour rien que toutes les nouvelles se situent aux États-Unis (et le plus souvent dans la région de la Nouvelle-Orléans). Autre particularité de l’autrice, celle de mette très majoritairement en scène des personnages féminins. Là encore, on pourrait arguer du fait que ce n’est pas nouveau, et c’est vrai. Seulement, l’autrice offre ici aussi un regard neuf. Dans « Les épouses du ciel », N. K. Jemisin met en scène les membres d’une expédition spatiale ayant mal tournée : des membres qui ne se composent que de femmes de confession musulmane, avec chacune une interprétation différente de leur religion commune. Dans le narcomencien, c’est la question de la place sociale accordée aux femmes et celle de la culture du viol qui est évoquée.

Diversité des thèmes

Si le racisme et la condition féminine sont deux des thématiques phares de la plupart des nouvelles, l’autrice aborde également bon nombre d’autres sujets. De manière assez inattendue, la cuisine occupe une place centrale dans plusieurs des textes réunis ici. Dans « L’alchimista », N. K. Jemisin nous décrit la rencontre entre une cheffe de cuisine de génie et un étrange visiteur lui soumettant des recettes complexes composées d’ingrédients totalement inconnus et aux effets pour le moins… inattendus. Dans « Cuisine des mémoires », elle imagine cette fois un restaurant capable de vous faire revivre un repas marquant, qu’il s’agisse du dernier repas de Marie-Antoinette ou d’un dîner plus personnel que le client aurait gardé en mémoire. Le goût et l’odorat sont ainsi deux des sens que l’autrice stimule le plus régulièrement chez son lecteur, et ce dans quantité de nouvelles qui parviennent efficacement à nous mettre l’eau à la bouche. Autre particularité de l’autrice : celle de mettre en scène des personnages situés en marge de la société, d’où l’importance du thème de la solitude. Dans « MétrO », l’une de mes nouvelles favorites du recueil, le personnage correspond avec l’une de ses amies par téléphone et lui raconte ses problèmes du quotidien, ainsi que ses rencontres de plus en plus récurrentes avec des lignes de métro inexistantes ou disparues depuis longtemps. Dans « Grandeur naissante », le protagoniste est un jeune homme vivant dans la rue, dans « Avide de pierre » l’héroïne est une jeune fille avide de vengeance et totalement déconnectée de la société, tandis que dans « Pécheurs, saints, spectres et dragons – la cité engloutie sous les eaux », l’autrice met en scène quelques uns des habitants de la Nouvelle Orléans qui n’ont pas voulu quitter leur maison et se retrouvent donc isolés au moment de l’arrivée de la tempête. Un mot, pour finir, sur la place du surnaturel dans les textes de l’autrice qui se contente bien souvent de petites touches de magie et non pas de grands effets spectaculaires. Toujours dans « Pécheurs, saints, spectres et dragons », les dragons en question sont ainsi des créatures chétives et peu impressionnantes, bien éloignées de celles des récits de fantasy traditionnels. Même chose dans « Nuage dragon » qui, en dépit de son titre, place une fois encore l’humain au cœur du récit. Dans « Henosis » (encore l’une de mes nouvelles favorites), c’est la construction même du récit qui frappe le lecteur, celui-ci ne comprenant qu’au dernier moment ce que la réalité dépeinte a de monstrueux. N. K. Jemisin se livre d’ailleurs à plusieurs reprises à de petits exercices de style, s’amusant à brouiller la narration ou à multiplier les supports d’expression (mail, appels téléphoniques, conversation sur internet…)

« Lumières noires » est un recueil remarquable qui frappe avant tout par sa richesse et sa diversité, que ce soit en terme de genres exploités, de personnages mis en scène ou de thématiques abordées. N. K. Jemisin est visiblement aussi à l’aise pour écrire de la fantasy que du post-apo, du fantastique ou encore de la dystopie, preuve incontestable de son talent. Si vous aimez les littératures de l’imaginaire et que vous voulez découvrir l’une de ses autrices les plus admirables actuellement, jetez-vous sans plus tarder sur « Lumières noires » !

Autres critiques : Le dragon galactique ; Les chroniques du chroniqueur ; Lorhkan (Lorhkan et les mauvais genres)

Passionnée d'histoire (surtout le XIXe siècle) et grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement) mais aussi d'essais politiques et de recherches historiques. Ancrée très à gauche. Féministe.

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