Fantasy

Pierre-de-vie

Titre : Pierre-de-vie
Auteur : Jo Walton
Éditeur : Denoël
Date de publication : 2019 (mai)

Synopsis : Applekirk est un village rural situé dans les Marches, la région centrale d’un monde où le temps ne s’écoule pas à la même vitesse selon que l’on se trouve à l’est – où la magie est très puissante et où vivent les dieux – ou à l’ouest – où la magie est totalement absente. C’est la fin de l’été, et la vie s’écoule paisiblement pour les villageois. Mais le manoir va être mis sens dessus dessous par le retour de Hanethe, qui fut autrefois la maîtresse des lieux. Partie en Orient, elle y est restée quelques dizaines d’années. Mais, plus à l’ouest, à Applekirk, plusieurs générations se sont succédé. Ayant provoqué la colere d’Agdisdis, la déesse du Mariage, Hanethe la fuit. Mais Agdisdis est bien décidée à se venger.

 
Coup de coeur
 

Le temps, elle le sait, est une illusion. Les choses semblent se succéder, mais en y repensant, tout s’est passé en même temps et ce qui semblait à l’époque faire partie d’une histoire en faisait partie d’une autre.

La bibliographie de Jo Walton s’enrichit

Voilà maintenant cinq ans que les éditions Denoël ont entrepris de populariser en France les œuvres de l’auteur anglaise Jo Walton dont le premier roman traduit, « Morwenna », avait d’ailleurs suscité un fort engouement de la part du public. Ont suivi depuis les trois tomes de « La trilogie du subtil changement » ainsi que deux excellents one-shot : « Les griffes et les crocs » et « Mes vrais enfants », auxquels il faut à présent ajouter « Pierre-de-vie », dont la parution originale date de 2009. Récompensé en 2010 par le Prix Mythopoeic, le roman met en scène la communauté villageoise d’Applekirk, petite enclave en pleine campagne où la vie suit depuis des années son cours sans guère de bouleversements : les paysans s’occupent des terres alentours au rythme des saisons, aidés en cela par leur seigneur et sa famille qui résident dans un manoir en bordure du village. La tranquillité d’Applekirk et ses habitants va toutefois être soudainement rompue par l’arrivée de trois visiteurs inattendus. Le premier est un savant itinérant en quête d’informations sur une ancienne civilisation dont quelques restes archéologiques parsèment la région et dont le charme ne tarde pas à faire vaciller le cœur des femmes du manoir. La seconde, Hanethe, est l’ancienne maîtresse des lieux, partie s’installer il y a des années à l’Est et que tout le monde présumait morte depuis longtemps. Quant à la troisième, il s’agit d’une prêtresse d’Agdisdis, la déesse du mariage, qui a apparemment une dent contre Hanethe qu’elle accuse de sacrilège et qu’elle entend bien ramener en Orient contre son gré. Voilà les habitants d’Applekirk forcés de choisir entre livrer aux mains de la déesse cette vieille femme hautaine et antipathique, ou la protéger et subir le courroux de la divinité. Si vous cherchez de la fantasy pleine d’action, d’enjeux incroyablement élevés et d’intrigues complexes, je vous conseille de passer votre chemin. A l’image de la plupart de ses précédentes œuvres, ce nouveau roman de Jo Walton évolue en effet selon un rythme très posé (sans jamais être pour autant ennuyeux) et met avant tout l’accent sur l’introspection, les sentiments des personnages et leur rapport au monde qui les entoure.

« Le temps est une illusion »

L’action se passe dans un monde de fantasy dont on n’explorera jamais plus que le village insignifiant d’Applekirk, mais à propos duquel l’auteur nous apprend malgré tout quantité de choses. Parmi les singularités de cet univers, on peut d’abord mentionner la différence étonnante entre les territoires situés à l’Ouest et ceux de l’Est, notamment en matière de temporalité. En effet, plus on se déplace vers l’Est, plus le temps s’écoule lentement et inversement (ce qui explique pourquoi le retour d’Hanethe surprend tout le monde au manoir : de leur point de vue, cela fait plusieurs générations qu’elle est partie s’établir en Orient). Le temps, et surtout la manière de l’appréhender, constitue ainsi un des thèmes principaux du roman : « Le temps, elle le sait, est une illusion. Les choses semblent se succéder, mais en y repensant, tout s’est passé en même temps et ce qui semblait à l’époque faire partie d’une histoire en faisait partie d’une autre. ». Ce questionnement, l’auteur va jusqu’à l’appliquer à la narration elle-même puisque l’histoire nous est contée de manière régulièrement non chronologique, comme si toutes les époques se mélangeaient. Le pari est osé, mais l’auteur s’en sort avec brio puisque, contrairement à ce que l’on pourrait craindre, cette construction narrative ne suscite absolument aucune confusion chez le lecteur, mais lui permet au contraire de comprendre sur la durée les liens qui unissent les personnages. Cette manière qu’a le temps de défiler différemment en fonction de la position géographique des habitants n’est pas le seul élément qui rattache le roman à la fantasy puisque la magie y est également présente de manière plus ou moins ténue. L’auteur fait à nouveau une distinction entre l’Ouest, où très peu de personnes sont capables d’accéder à la yeya (une sorte de source magique dans laquelle il est possible de puiser), et l’Est où il s’agit au contraire de quelque chose de tout à fait banal pour la plupart des gens. Les différents membres de la famille bénéficient ainsi de « pouvoirs » plus ou moins puissants qui peuvent aller jusqu’à soulever des objets par la pensée ou fabriquer des sorts de protection contre les éléments. Les plus intéressants restent cela dit ceux qui sont là encore liés au temps. Ainsi, Taveth voit constamment évoluer autour des gens qu’elle croise les ombres de ce qu’ils ont été et de ce qu’ils deviendront, tandis que la petite Melly a la capacité de voir les potentielles morts qui attendent ceux qu’elle rencontre.

Remise en question de la famille « traditionnelle »

S’il y a bien un autre thème central dans le roman, c’est sans aucun doute celui de la famille et des liens que les membres d’un même entourage entretiennent les uns avec les autres. A ce titre, l’ouvrage m’a beaucoup fait penser à un autre texte de l’auteur qui m’avait énormément émue : « Mes vrais enfants ». Bien que les deux soient radicalement différents sur quantité d’aspects, on y retrouve malgré tout la même sensibilité et surtout la même intensité du lien forgé entre le lecteur et les différents membres d’une même famille. On retrouve également dans ces deux œuvres une même volonté de s’interroger sur le modèle familial « traditionnel » et de le remettre en question. Dans « Mes vrais enfants », c’est aux côtés de Béatrice et non de l’homme qu’elle a épousé dans une autre vie que Patricia trouve le bonheur et l’épanouissement dont elle avait besoin. Ici, l’auteur met en scène une famille dont les membres, bien qu’unis pour certains par les liens du mariage, pratiquent librement le polyamour : le chef de famille et son épouse ont tous deux des concubins respectifs (eux aussi mariés entre eux), et les enfants nés des unions entre les deux couples sont élevés de manière indifférente, quelque soit leur origine biologique. A la différence de Patricia et Béatrice qui subissent violemment le jugement et le rejet de leur société dans « Mes vrais enfants », ce mode de vie semble ici tout à fait normal et ne choque ni n’interpelle personne, qu’il s’agisse des villageois ou des étrangers. C’est donc tout naturellement que le lecteur accepte cet état de fait et apprend à connaître les membres de la famille ainsi que les liens qui les unissent les uns aux autres, qu’ils soient biologiques ou affectifs. De la même manière que pour sa vision non linéaire du temps, le roman se démarque là encore par cet aspect qui lui permet de questionner subtilement, sans porter de jugement et en s’éloignant des clichés, une notion aussi vaste et complexe que l’amour, qu’il s’agisse de celui que l’on porte à un/une époux/épouse, un enfant, un parent ou un simple amant de passage.

Après la fantasy urbaine, la fantasy bucolique ?

Or, quoi de mieux pour comprendre l’histoire d’une famille et les liens qui unissent ses membres que de les observer dans leur quotidien ? C’est le parti pris qu’adopte ici l’auteur, et c’est la raison pour laquelle l’action en tant que telle occupe aussi peu de place dans ce roman. L’essentiel de l’histoire nous est rapporté par Taveth, la compagne du seigneur d’Applekirk, qui s’occupent depuis son arrivée de la gestion du manoir et de ses habitants : il s’agit là de sa « pierre-de-vie », le fameux concept qui donne son titre au roman. Il est délicat de donner une définition claire à cette notion originale tant elle se révèle au final assez complexe, mais on pourrait malgré tout la résumer comme étant ce qui donne du sens à la vie d’une personne. Certains trouvent leur pierre-de-vie dès l’enfance, d’autres la cherchent pendant longtemps et finissent par la découvrir par le biais d’une rencontre, lors de leurs études ou à l’occasion d’un voyage vers l’Ouest ou l’Est. Cet aspect, qui se situe lui aussi au cœur du roman, témoigne une fois encore de la sensibilité de l’auteur et de son talent incomparable pour parler directement au cœur du lecteur. Là aussi, la narration se trouve directement impactée par ce concept puisque, la pierre-de-vie de Taveth consistant à s’occuper de la maison et de ses habitants, une grande partie du roman est justement consacré à dépeindre le quotidien du manoir et du village. Si les scènes de batailles ou bien de confrontations se font rares (mais existent malgré tout), celles consacrées à la cuisine, la moisson, le jardinage ou encore la confection d’objets ou d’habits du quotidien sont ainsi légions (un conseil d’ailleurs, prévoyez de quoi vous sustenter pendant la durée de cette lecture tant les passages consacrés aux bons petits plats préparés par Taveth sont nombreux et mettent l’eau à la bouche !). J’ai bien conscience que, présenté ainsi, le roman pourrait paraître profondément ennuyeux ou inintéressant, or il n’en est rien, et c’est là encore un vrai tour de force de la part de l’auteur : on se passionne pour la gestion de ce domaine, on s’inquiète avec les personnages des problèmes d’intendance, et surtout on se prend d’affection pour tous les protagonistes qui gravitent autour de ce manoir et apportent, chacun à leur manière, leur pierre à cet édifice.

Dans la droite lignée des précédentes œuvres de l’auteur (« Mes vrais enfants » en tête), Pierre-de-vie s’inscrit dans une fantasy plus introspective et plus sensible que ce à quoi le genre nous avait jusque là habitué. Avec beaucoup de sensibilité et d’intelligence, Jo Walton s’attaque à des thématiques intemporelles qu’elle questionne de manière originale, qu’il s’agisse du temps, de l’amour ou encore de la famille. Une très belle découverte que je vous conseille chaleureusement.

Autres critiques : Baroona (233°C) ; Célindanaé (Au pays des cave trolls) ; Dragon galactique ; Lorhkan (Lorhkan et les mauvais genres) ; Xapur (Les lectures de Xapur)

Passionnée d'histoire (surtout le XIXe siècle) et grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement) mais aussi d'essais politiques et de recherches historiques. Ancrée très à gauche. Féministe.

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