Science-Fiction

L’équilibre des paradoxes

Titre : L’équilibre des paradoxes
Auteur : Michel Pagel
Éditeur : Fleuve noir / Denoël
Date de publication : 1999 / 2004

Synopsis : France 1904, le temps s’affole et régurgite sans aucune logique apparente un soldat de l’armée d’Attila, un cyborg, un extraterrestre et bien d’autres personnages improbables dont les agissements risquent de déclencher la Première Guerre mondiale. A moins qu’un groupe de hardis aventuriers ne trouve la clef du mystère et réussisse à rétablir l’équilibre des paradoxes.

Bibliocosme Note 4.0

-Mais lâche-moi, putain de merde ! criait cette personne au moment où nous arrivâmes. Tu vas me lâcher, dis, connard ?
Je prie le lecteur de pardonner ces grossièretés, d’autant qu’il devra en supporter d’autres dans le courant du récit, le langage de certains de ses protagonistes manquant singulièrement de distinction, mais mon souci d’exactitude me contraint à rapporter sans fard les propos que j’entendis. Ah, peste ! J’oublie que ceci n’est qu’une œuvre de fiction. Lecteur, ne m’excuse pas : je suis trivial à dessein, pour te choquer, c’est évident. 

Voyages temporels et mondes parallèles

De Michel Pagel, je n’avais jusqu’à présent lu que des romans relevant de la fantasy (« Le roi d’août », « Les flammes de la nuit » ; « Les immortels »), sans jamais oser me pencher sur le volet SF (pourtant le plus conséquent) de sa bibliographie. C’est désormais chose faite avec « L’équilibre des paradoxes », un roman publié pour la première fois en 1999 et récompensé l’année suivante par deux prix prestigieux : le Rosny aîné et le Julia Verlanger. Réédité depuis par Denoël avec, en complément, une nouvelle d’une quarantaine de pages servant à introduire les principaux personnages (« L’étranger »), l’ouvrage mérite sans aucun doute tous les éloges qu’il a pu recevoir lors de sa sortie. L’action prend place en France, en 1904, où plusieurs faits divers bien étranges viennent secouer la Bretagne. Il y a d’abord ce fou furieux rendu coupable d’un véritable massacre à la sortie de la messe et qui semble tout droit sorti de l’armée d’Attila. Il y a aussi cet homme vêtu à la mode musulmane du XIIe siècle et qui assurera, après son arrestation par les gendarmes, être au service de Saladin. Et puis il y a cette femme dotée d’un bras jetant des éclairs, cet homme au physique repoussant qui attaque sauvagement tous ceux qui croisent son chemin, ou encore cette jeune femme qui se revendique comme une princesse appartenant à la cour de Catherine II de Russie. « Des affabulateurs ! », se moquent la plupart. Seulement un petit groupe d’individus composé d’un journaliste, d’un colonel de l’armée française et de son épouse, ne tarde pas à avoir la preuve qu’il n’en est rien. Ni une, ni deux, les voilà tentant désespérément de réunir tous ces déracinés du temps afin de leur venir en aide et, si possible, les renvoyer d’où ils viennent. Se forme peu à peu une équipe de choc constituée, entre autre, d’une jeune ado rebelle venue tout droit des années 60, d’une guerrière cyborg particulièrement belliqueuse, d’un scientifique de génie venu du futur, d’une authentique princesse russe ou encore d’un extraterrestre pacifiste. Un mélange détonnant qui promet de sacrés aventures !

De l’aventure… et de l’humour !

Au programme : des voyages temporels, évidemment, mais aussi des mondes parallèles, un voyage semé d’embûches pour l’Afrique du nord, une attaque de pirates, un attentat à déjoué… Bref, on ne s’ennuie pas une seconde ! Le roman est en effet foisonnant, Michel Pagel nous offrant un vrai roman d’aventure comme on les aime, plein de dangers, de rebondissements inattendus, de fausses pistes, d’amour contrarié, et, bien sûr, d’action. L’ouvrage a l’avantage de reposer sur une narration particulièrement efficace qui participe bien sûr à rendre le récit aussi dynamique. Ainsi, si l’auteur opte pour un découpage traditionnel en chapitres, eux-mêmes se trouvent divisés en une multitude de sous-parties constituées des extraits des journaux ou des enregistrements de plusieurs protagonistes de cette histoire. On suit donc les péripéties du groupe en passant du point de vue du journaliste Raoul, puis à celui du colonel Armand Schiermer, puis de son épouse Amélie, puis de la jeune et rebelle Sophie… Le procédé permet à l’auteur de rythmer son roman de manière beaucoup plus énergique mais aussi de varier les styles en fonction des narrateurs. Si les personnages issus du début du XXe siècle s’expriment ainsi dans un français impeccable et usent d’un vocabulaire soutenu, c’est loin d’être le cas de notre ado de 1969 qui s’exprime pour sa part de manière très « cash » et ne s’embarrasse pas d’effets de style. Le contraste donne un effet sympathique et permet d’accentuer les différences de points de vue entre personnages issus d’époques différentes. Et c’est justement là que réside l’une des plus grandes réussites de ce roman : l’humour. Sans aller jusqu’aux éclats de rire, certaines scènes sont tout de même franchement cocasses et ne manqueront pas de faire travailler les zygomatiques du lecteur. Je me suis pour ma part beaucoup amusée à voir Sophie initier ces prudes et guindées dames du début du XXe au roulage de joints, ou encore à constater les réactions outrées de ces messieurs devant les postures et le langage jugé tout à fait inconvenant de la jeune fille (qui, en bonne petite rebelle, ne résiste pas à l’envie d’en rajouter une couche dès qu’elle en a l’occasion).

Une équipe de choc à l’alchimie indiscutable

C’est cet humour sous-jacent, ainsi que la naïveté dont font preuve les personnages issus du passé face à certaines coutumes ou technologies futuristes, qui permettent de rendre tout ce petit groupe aussi attachant. Malgré le nombre élevé de protagonistes, tous sont en effet suffisamment développés pour éveiller notre sympathie. La complicité qui ne tarde pas à s’installer au sein de cette équipe de choc (pourtant composée de personnalités très hétéroclite) se révèle d’ailleurs très agréable pour le lecteur qui prend dès lors beaucoup de plaisir à suivre leurs aventures. Aventures qui, malgré la légèreté du ton adopté par la plupart des narrateurs, risquent fort de se terminer de manière dramatique si nos voyageurs temporels venaient à échouer. Michel Pagel développe ici toute une théorie concernant les mondes parallèles et les voyages temporels qui, dans un premier temps, pourrait déplaire à un lectorat peu intéressé par ces considérations d’ordre scientifique (dont j’avoue faire partie…). Or, si l’auteur prend le temps de nous détailler cette fameuse théorie (qui sera d’ailleurs amenée à évoluer au cours du roman), il a heureusement l’ingéniosité de l’exposer par le biais de ses personnages de 1904 qui, évidemment, n’y comprennent pas grand chose et sont donc forcés de simplifier au maximum. Difficile d’en dire plus sans gâcher la surprise, mais sachez que tous ces personnages, en plus de venir d’une époque différente, ne semblent pas non plus venir du même futur. Ainsi, si Franz et Sophie arrivent de la même année, l’adolescente a grandi dans un monde qui ressemble au notre, tandis que le jeune homme est né au sein du grand Empire germanique qui est parvenu à asservir toute l’Europe au début du XXe siècle. Quelle réalité est la bonne ? Auxquelles de ces deux réalités l’année 1904 dans laquelle ils se trouvent appartient-elle ? Peuvent-ils, par leurs actions, orienter l’histoire vers l’un ou l’autre de ces futurs ? Autant de questions que notre équipe de choc va devoir résoudre avant de pouvoir tenter de repartir.

1904 comme si vous y étiez

Le charme du roman vient aussi et surtout de la reconstitution de la France du début du XXe siècle que nous propose ici l’auteur. Le choix des protagonistes de 1904 y est évidement pour beaucoup et chacun y va de sa petite référence ou de son argumentaire concernant la politique ou le modèle social de l’époque. C’est d’autant plus flagrant dans le texte qui précède le roman (« L’étranger »), une nouvelle divertissante mettant en scène un extraterrestre s’amusant à jouer les Arsène Lupin, qui aborde aussi un certain nombre de thématiques propres à l’actualité de ce début de siècle. Un dîner mondain nous donne par exemple l’occasion de constater l’essor des idées antisémites dans une partie de la classe politique française, tandis que plusieurs passages des mémoires du sympathique colonel Schiermer témoignent de l’esprit revanchards des Alsaciens à l’égard de l’Allemagne suite à l’annexion de leur territoire. Le fait que Raoul Corvin soit journaliste à l’Humanité nous permet également de nous familiariser avec les idées de la gauche de l’époque (et de croiser, au détour des couloirs du journal, un certain Jaurès…). L’aspect auquel j’ai pour ma part été le plus sensible, et que j’ai trouvé traité avec beaucoup d’intelligence par l’auteur, concerne toutefois la place des femmes dans la société. A travers le journal d’Amélie, la femme du colonel, qui se démarque par son ouverture d’esprit, le lecteur se familiarise avec la condition féminine de la classe bourgeoise du siècle dernier : le port du corset, la soumission au père ou au mari, le poids des convenances visant à étouffer dans l’œuf toute volonté d’émancipation, la diabolisation de tout ce qui touche au corps, et, plus spécifiquement, au sexe… Quand bien même Amélie est une femme plutôt en avance sur son temps, on ne peut s’empêcher de tiquer devant certaines de ses remarques ou celles de son amie Gilberte sur la bienséance, le viol, ou la place de la femme en générale. Heureusement il y a Sophie, la petite rebelle de 1969, qui va rudement secouer la mentalité encore très étriquée de ces dames, et ce pour le plus grand bonheur du lecteur !

Michel Pagel signe avec « L’équilibre des paradoxes » un roman follement distrayant, à base de voyages temporels, de futurs alternatifs et, surtout, d’aventures rocambolesques. Si vous voulez passer un bon moment de détente aux côtés de personnages hauts-en-couleur, vous devriez sans mal trouver votre bonheur ici !

Autres critiques :  ?

Antiquiste passionnée d’art, de cinéma, de voyage et surtout grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement).

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