Quai des Bulles 2015, Conférence #1 : L’histoire du dessin satyrique
Le weekend dernier se tenait à Saint-Malo le festival Quai des Bulles consacré à la bande dessinée et à l’image projetée. Dédicaces, expositions, conférences… : ce ne sont pas les animations qui manquaient et parmi elles nous avons eu la chance d’assister à l’intervention de deux spécialistes intitulée « L’histoire du dessin satyrique ». Une conférence passionnante et très bien préparée qui se proposait de revenir non seulement sur l’histoire de la presse satyrique française du XXe siècle mais aussi de présenter quelques dessinateurs de l’époque, célèbres pour la qualité de leurs illustrations. Dans la dernière partie de leur intervention, les deux spécialistes ont évidemment tenu à aborder la question des attentats de janvier dernier et sont revenus sur l’évolution du journal Charlie Hebdo depuis sa création.
Un petit tour d’horizon des dessins satyriques du début du XXe siècle nous permet d’isoler les grandes thématiques abordées par la presse de l’époque, qu’il s’agisse des revendications ouvrières, de l’anticléricalisme et surtout de l’anticolonialisme. Rares sont ceux qui osent alors s’élever contre les méthodes utilisées par les pays occidentaux à l’encontre des populations autochtones d’Afrique et d’ailleurs, à l’exception de quelques hommes politiques (dont Clemenceau) pour qui l’usage de la force brute au nom de la civilisation constitue un abus. Parmi les grands caricaturistes à s’être exprimés sur cette question on peut citer Henri Gustave Jossot dont les dessins dénoncent l’hypocrisie des pays occidentaux et la violence avec laquelle ils n’hésitaient pas à traiter les populations locales.
Si la plupart des journaux satyriques de l’époque sont clairement de gauche, il existe néanmoins un certain nombre de dessinateurs de droite. On s’en rend d’ailleurs bien compte au moment de l’affaire Dreyfus avec des artistes comme Caran d’Ache qui vont mettre en place les codes de l’antisémitisme illustré (long nez, doigts crochus…)
L’arrivée de la Grande Guerre va évidemment changer la donne. Parmi les journaux prolifiques de l’époque on peut citer « La baïonnette » créé en 1915 et qui, pour éviter la censure, adopte volontiers un discours patriotique et anti-allemand. Le journal revient notamment sur les conséquences du conflit pour la société française et insiste à plusieurs reprises sur l’opposition entre les conditions de vie abominables des soldats au front et celles, plus douces, des civils. La même année un autre journal satyrique aujourd’hui plus connu fait son apparition : le Canard Enchaîné. Fondé par les époux Maréchal, il entend lutter contre la propagande du gouvernement et contre ce qu’ils appellent les « bourreurs de crânes ». On a ici affaire à une véritable remise en cause du discours officiel dont le journal satyrique n’hésite pas à exposer les mensonges à l’opinion public. Ce sera, évidemment, le journal le plus censuré pendant la Première Guerre mondiale.
Après la guerre, beaucoup de journaux satyriques disparaissent. Ceux de droite s’expriment de plus en plus et de manière extrêmement violente. Certaines de leurs attaques sont d’ailleurs si virulentes qu’elles pousseront au suicide en 1936 le ministre de l’intérieur Roger Salengro, épuisé par la campagne de calomnies lancées contre lui par la presse d’extrême-droite. Du côté des journaux satyriques de gauche, un fossé se creuse entre ceux qui mettent sur le même plan Hitler et Staline (comme Chancel), et ceux qui, à l’image du Canard Enchaîné, se montrent moins enclin à critiquer le stalinisme.
A la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’ambiance dans la presse satyrique n’est plus du tout la même. Après le choc des conflits, les dessins se font plus poétiques, moins virulents. On rêve à autre chose et les dessinateurs optent alors pour un traitement plus métaphorique de leurs sujets.
Il faudra attendre les années 1960 pour que le dessin satyrique à proprement parler fasse son retour, avec notamment la création d’Hara-kiri, l’hebdo qui se qualifie lui-même de « bête et méchant ». On assiste alors à l’essor d’une nouvelle génération de dessinateurs de presse comme Cabu, Siné, Wolinski, Willem… Les événements de mai 68 ont un fort impact sur la presse et entraînent une politisation plus radicale des discours. On en a un exemple avec la célèbre une d’Hara-kiri commentant la mort du général De Gaulle.C’est d’ailleurs suite à cette parution que le journal sera interdis. Il renaîtra toutefois rapidement de ses cendres sous la forme de « Charlie Hebdo » dont la première une ironise sur la supposée non-existence de la censure en France.
Les années 1970 voient l’apparition d’un nouveau journal, « La gueule ouverte », qui adopte un discours écologique, chose plutôt novatrice à l’époque. Le contexte économique et politique de l’époque va ensuite pousser les gens à se désintéresser de la presse satyrique. Avec l’essor de la télévision et d’internet, la presse écrite cesse d’être le principal média d’information de masse si bien que seuls deux journaux satyriques parviendront à rester la tête hors de l’eau : Charlie Hebdo et Le Canard Enchaîné qu’on voit ici sauter sur la tête des présidents français de De Gaulle à Sarkozy.
On voit bien à travers cette rétrospective que la presse satyrique pouvait aller très loin il y a quelques années. On est bien loin du diktat du « politiquement correct » d’aujourd’hui…
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Au-delà de leur causticité et de leur inventivité, les dessinateurs satyriques du XXe siècle se distinguent pour certains par la dimension véritablement artistique de leurs productions. Parmi eux, on peut citer le cas de Daumier dont on voit parfaitement dans l’œuvre ci-dessous le travail sur l’attitude des personnages et l’expressivité des visages. On peut également mentionner Auguste Roubille, Poulbot (aujourd’hui encore célèbre pour ses dessins d’enfants) ou encore Théophile-Alexandre Steinlen, peintre et graveur qui dénonce dans le dessin ci-dessous la peine de mort, preuve s’il en est que les dessinateurs de presse ont toujours été à la pointe des combats modernes pour plus de démocratie.
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Venons en maintenant au journal satyrique Charlie Hebdo qui aura connu une histoire mouvementée et dont les deux intervenants distinguent trois époques. La première concerne les années 1969 à 1982 et on trouve alors le professeur Choron en directeur de publication et Cavanna en rédacteur en chef. Le journal adopte un discours clairement très à gauche et aborde volontiers des thèmes tels que l’écologie, l’antiracisme, l’antimilitarisme, le féminisme (« Vive la pilule ») et même l’antinucléaire. C’est aussi l’époque de l’engagement auprès de la candidature Coluche puisque Charlie Hebdo devient le journal officiel de sa campagne, preuve de la causticité dont le journal faisait preuve à l’époque.
Puis, avec l’élection de Mitterrand et l’arrivée de la gauche au pouvoir, l’audience baisse : c’est bien connu, la presse satyrique se porte généralement mieux sous des présidents de droite (Sarkozy en est la preuve). Le journal décline donc peu à peu jusqu’à finalement s’arrêter. Les affaires reprennent en 1992 lorsque Philippe Val et Cabu quittent l’hebdomadaire « La Grosse Bertha » et fondent un nouveau journal qui reprend le nom « Charlie Hebdo ».
Si le format reste le même, le ton, lui, change nettement. Beaucoup de querelles éclatent et opposent deux générations de dessinateurs qui s’interpellent par articles interposés si bien que les départs et excusions se multiplient. Le départ le plus marquant reste cela dit celui de Siné, licencié en 2008 après avoir refusé de s’excuser auprès de la famille Sarkozy comme le lui demandait Philippe Val après son dessin sur le mariage de Jean Sarkozy avec l’héritière de Darty. Siné quitte donc Charlie Hebdo et lance son propre journal (Sine Hebdo puis Sine Mensuel). Les deux journaux frères-ennemis coexistent mais tous deux ont bien du mal à survivre. En France, un Français sur 150 000 seulement lisait Charlie Hedo avant les attentats de janvier dernier.
L’affaire qui secoue le plus le journal satyrique reste bien évidemment celle des caricatures de Mahomet publiées en 2006 par Charb qui est désormais à la tête de Charlie Hebdo. Le journal devient alors la proie d’attentats (incendie de la rédaction en 2011, parasitage…) et chaque fois Charlie Hebdo riposte de manière de plus en plus virulente. Là encore les gens sont divisés : certains n’hésitent pas à parler de « névrose anti musulmane » tandis que même des proches du journal expriment des réserves en expliquant qu’on ne peut pas taper sur une religion minoritaire de la même façon que sur une religion majoritaire. Cette affaire contribue à faire évoluer le travail des dessinateurs qui n’ont plus affaire à des protestations d’états comme autrefois mais à des protestations d’opinion publique partout dans le monde. La question est : est-ce qu’un dessinateur doit en tenir compte ou bien continuer à travailler comme il l’a toujours fait ?
L’attaque de Charlie Hebdo en janvier dernier a entraîné un certain nombre de questionnements sur la place du dessin satyrique dans la société. Il aura fallu cela pour qu’on comprenne à quel point le dessin peut constituer une arme puissante et à quel point la liberté de la presse est fragile.