Fiction historique

Nourrices

Titre : Nourrices
Auteur/Autrice : Séverine Cressan
Éditeur : Editions Dalva
Date de publication : 2025 (août)

Synopsis : Dans ce village, c’est du corps des femmes qu’on tire l’argent qui fait vivre les familles. Car ici, on vend une denrée précieuse : le lait maternel. Sylvaine, son garçon à peine sevré, accueille chez elle une «petite de la ville». Mais une nuit, en pleine forêt, elle découvre un bébé abandonné et, à ses côtés, un carnet qui raconte son histoire. Elle recueille ce nourrisson avec lequel elle tisse immédiatement un lien fusionnel. Quand la petite dont elle a la garde meurt, Sylvaine décide d’échanger les bébés. L’enfant mystérieuse se substitue à Gladie, l’enfant de la ville qui lui a été confiée…

La « petite » histoire des femmes

Premier roman de Séverine Cresson, « Nourrices » met en lumière une pratique largement répandue au cours des siècles précédents mais à propos de laquelle on sait finalement peu de choses. Cette pratique, c’est celle qui consiste pour les femmes de la ville possédant un certain statut social à ne pas nourrir leur nouveau-né elles-mêmes mais à passer par des nourrices. Après avoir passé les tests réglementaires visant à s’assurer de la qualité de leur production de lait, ces dernières pourront, au choix, s’installer dans la demeure familiale ou emmener l’enfant chez elles (souvent à la campagne) pour l’élever aux côtés du leur avant de le rendre une fois sevré. La thématique est intéressante et, comme beaucoup de sujets historiques qui concernent avant tous les femmes, il a fallu du temps avant qu’elle ne soit considérée comme digne d’intérêt par les historiens et historiennes. Le roman met ici en scène une femme, Sylvaine, qui vient d’accoucher de son premier bébé et a été fortement incitée à se porter volontaire pour exercer en tant que nourrice. Une activité peu lucrative mais qui permet malgré tout d’arrondir les fins de mois de femmes qui vivent ici dans un seul et même village. Là, un homme a mis la main sur le commerce du lait maternel et gère une véritable industrie, encourageant toujours plus de femmes à se lancer et multipliant les partenariats avec les villes des environs pour faire venir des nourrissons. Seulement tous les bébés et toutes les femmes ne sont pas lotis de la même manière. Certaines, chanceuses comme Sylvaine, peuvent rentrer à la maison avec le bébé de la ville et ainsi continuer à s’occuper du leur en même temps que celui d’une étrangère. D’autres se voient contraintes de laisser leur propre nourrisson pour s’installer à demeure et ne s’occuper que du bébé de ses employeurs. Enfin il y a ces enfants abandonnés et recueillis en ville par des instituts de charité qui ont besoin également de nourrices pour sustenter les petits. Seulement ces bébés là, tout le monde s’en moque, alors s’il en décède un ou deux pendant le transport, peu importe. Idem si la nourrice à qui on les a confiés les laisse dépérir, voir accélère carrément leur trépas : ces enfants là ne sont qu’un moyen comme un autre de s’enrichir et leur disparition ne chagrine pas grand monde.

Une réalité rude mais racontée avec sensibilité

Le roman est à la fois très doux et très dur. Dur parce que l’autrice dépeint sans fard ce commerce écœurant de lait et de bébés, pointant du doigt à la fois les ravages de la mortalité infantile mais aussi les conséquences physiques et psychologiques de cette pratique sur les nourrices (et, dans une moindre mesure, les mères). Car si certaines n’ont que faire des nourrissons qu’on leur dépose dès lors qu’ils n’appartiennent à personne, ce n’est pas le cas de toutes. Sylvaine, par exemple, éprouve une affection véritable pour les petits qu’elle élève en même temps que son fils. Une affection qui va même la pousser à substituer une enfant à une autre lorsque la petite de la ville qu’on lui a confié décède brusquement. Avide de donner une chance à l’autre bébé, recueilli dans les bois après qu’il ait été abandonné, Sylvaine fait un choix risqué mais qui témoigne de l’amour qu’elle porte à ses enfants, qu’ils soient de son sang ou non. Si la lecture peut être parfois émotionnellement difficile, elle se révèle aussi par moment très belle, avec des scènes bouleversantes mettant en scène tantôt la tendresse de ces nourrices, ou encore la solidarité qu’elles se témoignent entre elles dans l’adversité. Le roman se lit d’autant plus vite que la narration alterne entre deux points de vue : d’un côté celui de Sylvaine, cette nourrice attachante qui tente de faire de son mieux et est révoltée de voir la façon dont ses compagnes et les petits sont traités, de l’autre celui de la mère du bébé abandonné. Car avec ce nourrisson perdu au milieu de nul part, Sylvaine a retrouvé un cahier. Cahier dans lequel la mère de l’enfant a pris soin de consigner son histoire que l’on découvre peu à peu et qui met en lumière un autre type de violence exercé sur le corps des femmes. Là encore les scènes sont rudes, dépeignant tour à tour l’horreur du viol d’une jeune fille tout juste pubère, ou celui d’un accouchement ou d’une tentative d’avortement pratiqués seule. En dépit de la violence dépeinte, on apprécie malgré tout le roman autant pour l’intérêt porté au sujet évoqué que pour la qualité de ses personnages : des femmes vulnérables et victimes, mais qui parviennent à trouver, chacune à leur manière, des voies d’émancipation, parfois individuelles, souvent collectives.

Avec « Nourrices » Séverine Cresson signe un très bon premier roman qui met en lumière un phénomène historique peu étudié jusqu’à il y a peu, celui du commerce de lait maternel et du système de nourrice instauré pour les enfants de la ville. Porté par une héroïne lumineuse et attachante, le récit met en scène toute une galerie de femmes qui réagissent chacune à leur manière à la maternité, à la violence ou à la mort. Un roman à la fois difficile mais aussi instructif et surtout empreint d’une grande douceur. A lire !

Autres critiques : ?

Passionnée d'histoire (surtout le XIXe siècle) et grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement) mais aussi d'essais politiques et de recherches historiques. Ancrée très à gauche. Féministe.

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