Fiction historique

Là où naissent les glaces

Titre : Là où naissent les glaces
Auteur/Autrice : Jean Krug
Éditeur : Argyll
Date de publication : 2025 (août)

Synopsis : Novembre 1902. L’Antarctic, une baleinière suédoise commandée par Carl Anton Larsen, navigue en direction de Snow Hill, petite île glacée de la péninsule antarctique. Sa mission ? Récupérer l’équipe du géologue Otto Nordenskjöld, laquelle a réalisé au cours des neuf derniers mois d’hivernage d’importantes observations scientifiques : météorologie, zoologie, glaciologie, cartographie, etc. Mais au bout du monde connu, l’homme n’a pas toujours son mot à dire…
Quand le vent austral transforme la mer en glace, quand la morsure du froid craquèle la coque des navires comme la détermination des hommes, que reste-t-il des espoirs et des rêves ? Quelle lueur pour dissiper la peur et les doutes, si ce n’est la farouche volonté de vivre ?

Entre les paysages, les animaux, les glaciers et le calme serein des fjords encaissés, l’Arctique était un véritable bijou. Une perle rare posée sur la Terre. Mais la véritable différence ici venant du gigantisme. Tout était démesuré, à commencer par le froid. Ce froid qui les dominait, les écrasait, les rompait, les réduisait à l’état d’insignifiantes boules de viande que même leurs voix peinaient parfois à modeler. A quoi bon, de toute manière, puisqu’ici, seul l’Antarctique parlait. Sous forme de craquements, de grondements, d’éboulis, d’écoulements, de rafales. Lorsqu’un pan de glace s’effondrait, c’était un coup de tonnerre qui percutait la roche. C’était l’écho qui cinglait encore et encore, sans jamais vouloir s’éteindre. Si le Groenland était un bijou enchâssé, alors l’Antarctique était sa version primaire, un diamant brut et minéral.

Une histoire vraie

Glaciologue de profession, Jean Krug est l’auteur de plusieurs ouvrages dans lesquels transparaissent nettement sa passion pour les pôles, à l’image des romans de SF « La couleur du froid » ou encore « Le chant des glaces ». Avec « Là où naissent les glaces », l’auteur délaisse le genre imaginaire et nous offre un récit purement historique consacré à l’expédition menée en 1902 par le géologue Otto Nordenskjöld en Antarctique. Le continent est alors une vaste étendue mal connue qu’il convient de cartographier et où les scientifiques du monde entier se pressent pour être les premiers à réaliser une découverte majeure. Otto Nordenskjöld est de ceux-là et, s’il a accepté un arrangement avec le capitaine de l’Antarctic lui permettant de prospecter pour de nouvelles zones de pêche à la baleine, l’objectif principal de l’expédition reste d’en apprendre le plus possible sur la région, sa faune, sa flore, sa météo, et surtout sa géographie. Seulement la zone est alors extrêmement dangereuse et, malgré les innovations techniques majeures qui permettent aux navires de mieux supporter les contraintes liées à la glace et aux tempêtes qui balaient le continent arctique, les membres de l’expédition évoluent en permanence sous la menace d’un incident qui viendrait mettre leur survie en jeu. Or, des incidents, l’expédition de Nordenskjöld va en connaître un certain nombre. A tel point qu’on a beau savoir que le roman est basé sur de véritables faits historiques, on peine parfois à croire que les événements aient effectivement pu se dérouler ainsi. Car le sort s’acharne sur les explorateurs polaires qui se retrouvent séparés en trois groupes que l’on va suivre alternativement : le premier est constitué du chef de l’expédition et d’une poignée de scientifiques attendant le retour du navire après un hivernage à Snow Hill ; le second réunit les membres d’équipage de l’Antarctic qui rencontre des difficultés pour avancer dans une banquise plus imprévisible que jamais ; le troisième se compose de trois volontaires partis reliés à pied le groupe de Snow Hill. Le roman est découpé en quatre parties, les trois premières relatant les péripéties de chacun des groupes et la dernière révélant la façon dont l’expédition s’est terminée.

Enjeux et réalités de l’exploration polaire au début du XXe

La genre historique nécessite évidemment toujours une documentation minutieuse, et c’est ce que l’on retrouve dans le roman qui nous donne une vision parfaitement claire de l’état de l’exploration polaire au début du XXe et des enjeux qui lui sont liés. De nombreux aspects sont abordés et permettent d’avoir un aperçu très large du contexte, l’auteur nous fournissant des renseignements aussi bien sur les différentes expéditions passées ou en cours que sur leurs modes de financement, mais aussi sur l’évolution de la cartographie de la région, ou encore la transformation progressive des navires pour les adapter aux conditions extrêmes de l’Antarctique. On sent que l’auteur est passionné par le sujet, et son enthousiasme est hautement communicatif, et ce d’autant plus qu’il s’agit d’une période rarement exploitée. Mon seul regret réside dans l’abondance de notes de bas-de-page qui, certes, apportent des précisions historiques intéressantes, mais ne sont pas nécessaires au récit dont elles cassent trop souvent le rythme. Outre la qualité de sa documentation, on peut également saluer celle de sa narration, Jean Krug optant pour un cloisonnement des intrigues un peu déroutant au début mais finalement approprié. Le procédé permet en effet d’entretenir le suspens concernant le sort réservé aux autres explorateurs, mais aussi et surtout de faire connaissance avec les membres qui constituent chacun de ces trois groupes. L’auteur opte en effet ici pour un récit choral où peuvent s’exprimer de nombreux membres de l’expédition, et pas seulement les plus importants d’entre eux. Certes, Nordenskjöld et le capitaine Larsen font partie des protagonistes, de même que plusieurs des scientifiques embarqués à bord, mais on trouve aussi parmi les personnages clés des individus d’ordinaire invisibilisés sans qui ce type d’expédition n’aurait pourtant jamais pu avoir lieu.

Un récit choral porté par des personnages touchants

Comme dans « La cité d’ivoire » (quoique dans une bien moindre mesure), le roman comprend ainsi une dimension sociale qui se manifeste non seulement par cette narration plurielle mais aussi lorsque l’auteur souligne le rôle clé et les compétences inestimables des marins qualifiés de l’Antarctic, ou lorsqu’il choisit de mettre en scène un ancien syndicaliste bien conscient des inégalités de classe. Jean Krug insiste aussi sur le cynisme des sociétés savantes européennes et sur les difficultés pour les explorateurs à trouver des financements, ce qui les oblige à des arrangements contre-nature avec des marins comme Larsen qui se soucient moins des éventuelles découvertes scientifiques que de la source de profit que pourraient représenter ces nouveaux territoires et les espèces de cétacés qui y résident. Tous ces aspects passionnants restent toutefois la plupart du temps en toile de fonds, le cœur du récit résidant dans l’épreuve endurée par les membres de l’expédition, contraints à passer l’hiver dans cette contrée inhospitalière avec des équipements pour le moins sommaires. Comment survire au froid ? Aux tempêtes permanentes ? Quels choix faire dans ces circonstances ? Le roman est passionnant et, même en plein cœur de l’été, l’auteur parvient efficacement à nous faire ressentir la morsure du froid, ce qui constitue une preuve indéniable de son talent de conteur. Talent qui se manifeste aussi par l’attachement qu’il nous fait éprouver pour ses personnages, autant d’hommes très différents les uns des autres mais qui cherchent tous à leur manière à répondre à des questions existentielles auxquelles les vastes étendues glacées de l’Antarctique pourraient bien apporter des réponses.

Avec « Là où naissent les glaces », Jean Krug signe un roman historique palpitant consacré à l’expédition scientifique menée entre 1901 et 1904 en Antarctique par Otto Nordenskjöld. Expédition qui a connu un nombre incalculable de déboires qu’on suit ici avec un intérêt croissant à mesure qu’on s’attache aux nombreux protagonistes mis en scène. L’ouvrage nous en apprend beaucoup sur l’état de l’exploration polaire au début du XXe et permet de découvrir une histoire méconnue et pourtant palpitante.

Autres critiques :  ?

Passionnée d'histoire (surtout le XIXe siècle) et grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement) mais aussi d'essais politiques et de recherches historiques. Ancrée très à gauche. Féministe.

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