Fantastique - Horreur

Chlorine

Titre : Chlorine
Auteur/Autrice : Jade Song
Éditeur : Argyll
Date de publication : 2025 (mai)

Synopsis : Ren Yu est une nageuse. Ses journées commencent et se terminent à la piscine. Ses coéquipières sont ses seules amies, son coach son seul guide. Si elle nage assez bien, elle sera repérée, obtiendra une bourse et intégrera une bonne université. Ses parents l’aimeront. Son entraîneur sera gentil avec elle. Elle aura une belle vie. Ren n’existe que pour la nage. Elle aime l’odeur du chlore, la sensation de l’eau sur sa peau et elle fera tout son possible pour être libre. Peu importe la douleur. Peu importe les sacrifices ou ce qu’en pensent les autres. Depuis toujours, Ren a grandi avec des histoires de créatures des profondeurs, celles qui appellent les marins à leur perte et se régalent de leur chair. Alors, peu importe la quantité de sang à verser, Ren exaucera son rêve le plus fou : devenir une sirène.

Devenir sirène

Premier roman de l’auteurice sino-américaine Jade Song, « Chlorine » est un roman de pur fantastique consacré à la transcendance/descente aux enfers (c’est selon le point de vue) d’une adolescente passionnée de natation. L’histoire nous est relatée à posteriori par la jeune femme elle-même, sa narration étant entrecoupée de lettres écrites par sa meilleure amie et qui permettent d’avoir un regard extérieur précieux sur les événements. Tout commence pour Ren lorsqu’elle est intégrée dans l’équipe de natation de son établissement. Là, la jeune fille a une révélation : c’est l’eau, son véritable élément naturel et sa destinée est de devenir une sirène. Coachée par un entraîneur violent et malsain mais qu’elle va endurer tant que leurs objectifs convergent, Ren s’entraîne du matin au soir aux côtés de ses coéquipier.es, enchaînant les championnats et essayant d’être remarquée par un recruteur issu d’une grande université. Parallèlement à son entraînement, la jeune femme doit jongler avec les études, son amitié avec Cathy (la seule fille de l’équipe qui accepte de la côtoyer), ses problèmes familiaux, sans oublier les « joies » de la puberté et tout ce qu’elle engendre en terme de changements sur son corps ainsi que sur le regard que les autres portent dessus. Bref, Ren se retrouve (littéralement et métaphoriquement) sous l’eau, cherchant à la fois à ménager les attentes de son entourage tout en ne perdant pas de vu son objectif ultime : devenir sirène. J’ai eu un énorme coup de cœur pour ce roman impeccablement maîtrisé qui renoue avec la plus pure tradition du fantastique. En effet, l’essentiel de l’histoire étant relaté par l’héroïne, on ignore si les événements qu’elle raconte relèvent de l’imaginaire ou si ils ne sont au contraire que le fruit d’un esprit complètement en train de vriller.

Apprivoiser son corps à l’adolescence

Cet entre-deux permanent est entretenu tout au long du récit grâce aux questionnements qu’on peut légitimement se poser concernant la santé mentale du personnage. Ren ne cesse en effet de repousser toujours un peu plus ses limites et subit tout un tas de violences qui la fragilisent chaque fois un peu plus psychologiquement, au point qu’on peut parfaitement envisager que ce qu’elle nous raconte relève purement et simplement d’un fantasme malsain ou d’une échappatoire. Outre la dimension fantastique et le flou entretenu sur l’interprétation à donner à ce que vit Ren, j’ai également beaucoup apprécié le caractère intimiste du récit. Jade Song nous plonge en effet dans le quotidien d’une adolescente américaine lambda qui, en dépit d’un parcours présenté par la narratrice comme une succession d’épreuves destinées à la préparer à sa vocation de sirène, est en réalité confrontée à des situations banales (ce qui n’enlève rien à leur violence) pour toutes les jeunes filles de son âge. Premières règles et apprentissage de l’usage des produits hygiéniques, « joies » de l’épilation, premières visites chez le gynécologue, premières expériences sexuelles… : l’adolescence est loin d’être la période la plus réjouissante, et c’est encore plus compliqué lorsqu’on est une fille. Ren est en effet rapidement confrontée à des violences, en partie psychologiques mais aussi physiques et sexuelles, qui, une fois qu’on les a identifiées, permettent de réaliser la profondeur du mal être de la jeune fille. Mal être d’autant plus palpable que le roman surfe régulièrement avec le body horror, sans pour autant jamais basculer dans le glauque ou la surenchère. Certaines scènes sont malgré tout difficilement soutenables, et ce d’autant plus que les lecteurices et l’héroïne n’ont visiblement pas la même appréciation d’une même situation (Ren va l’identifier comme une étape nécessaire à sa transformation quand les lecteurices vont plutôt l’associer à un mal être bien compréhensible compte tenu de la pression et des violences subies).

Les ravages de la compétition sportive

Le roman dénonce aussi implicitement les dérives du sport à outrance en général, et les dégâts causés par la compétition sportive en particulier. Le comportement pourtant inacceptable du coach est par exemple totalement accepté par les membres de l’équipe de natation qui endurent tous les sévices sous prétexte que c’est ce qui permettra de les rendre plus performant.es et d’être repéré.es par un recruteur. Le comportement des nageurs/nageuses entre eux n’est pas non plus des plus sains, et ce d’autant plus qu’à la compétition se mêlent les premiers émois amoureux ou sexuels. Le roman se déroulant aux États-Unis, on sent régulièrement un gros décalage avec ce qui peut se passer dans le système éducatif français, mais tout ce qui touche à l’adolescence et ses problématiques sonne très juste et permet malgré tout de s’identifier à la narratrice. Enfin, « Chlorine » brasse quantité d’autres thématiques qui, si elles ne sont pas toujours clairement explicitées, traversent et imprègnent malgré tout le roman. La question du racisme dont est victime Ren est par exemple omniprésent sans pour autant être toujours identifié comme tel par la jeune fille. De la même manière, si le livre ne parle à aucun moment de transidentité, on ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec l’histoire de cette adolescente prisonnière d’un corps qu’elle ne considère pas comme sien et qu’elle cherche à tout prix à corriger.

Véritable coup de cœur « Chlorine » est un roman à la lecture duquel on ne ressort pas indemne. Mettant en scène une jeune fille passionnée de natation convaincue d’être une sirène en devenir, l’ouvrage s’inscrit dans le courant « body horror » et aborde des problématiques passionnantes sur l’adolescence et son cortège de violences, mais aussi le rapport au corps, ou encore les ravages de la compétition sportive. Un roman coup de poing à côté duquel il serait dommage de passer !

Autres critiques :  ?

Passionnée d'histoire (surtout le XIXe siècle) et grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement) mais aussi d'essais politiques et de recherches historiques. Ancrée très à gauche. Féministe.

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