Fiction historique

Celle qui parle

Titre : Celle qui parle
Auteur/Autrice : Alicia Jaraba
Éditeur : Grand Angle
Date de publication : 2022 (mars)

Synopsis : Fille d’un chef déchu, offerte comme esclave, elle est devenue l’une des plus grandes figures féminines de l’Histoire. XVIe siècle. Malinalli est la fille d’un chef d’un clan d’Amérique centrale. Peu de temps après la mort de son père, elle est vendue à un autre clan pour travailler aux champs et satisfaire la libido de son nouveau maître. Un jour, d’immenses navires apparaissent à l’horizon, commandés par Hernan Cortez, obsédé par la recherche d’or. Le conquistador repère Malinalli et son don pour les langues. Elle sera son interprète et un des éléments clés dans ses espoirs de conquête. Elle sera également celle qui aura le courage de dire un mot interdit aux femmes de son époque : non

Portrait d’une figure controversée

La Malinche est un personnage particulièrement connu en Amérique du Sud et l’un des plus controversés de l’histoire du Mexique. Il s’agit d’une jeune femme amérindienne ayant vécu au début du XVIe siècle et originaire d’un petit village récemment passé sous domination aztèque. On sait finalement très peu de chose d’elle, à l’exception de la raison pour laquelle elle est restée dans l’histoire : son rôle d’interprète au service d’Hernan Cortès lorsque celui-ci a débarqué avec ses troupes en 1519. Un rôle déterminant aux côtés d’un homme qui a rapidement réussi à venir à bout du puissant empire aztèque et ainsi favoriser l’implantation des Occidentaux sur le continent, événements qui ont rapidement conduit à l’asservissement de la population autochtone. Alors : traîtresse à son peuple ? Simple opportuniste ? Depuis longtemps ces deux interprétations ont été privilégiées mais Alicia Jarata en propose ici une autre : celle d’une femme courageuse, victime de la violence des Aztèques et à qui on n’a finalement que peu donné le choix. La bande dessinée retrace le parcours fictif de ce personnage fascinant, de son enfance dans un petit village vivant depuis peu sous le joug des Aztèques qui réclament de plus en plus de prisonniers pour leurs sacrifices, à son arrivée dans une autre tribu pour y servir de concubine à un vieux chef, jusqu’à la rencontre avec Hernan Cortès et à son travail de traduction auprès des Espagnols. Les sources concernant la Malinche étant extrêmement lacunaires, l’autrice laisse parler son imagination pour combler les trous béants de sa biographie et en fait un personnage attachant et bien plus nuancé que la légende noire qui lui est d’ordinaire associée.

Un récit intimiste et féministe

Ce portrait romancé de la Malinche permet à l’autrice de mettre en lumière un certain nombre de thématiques à commencer par le pouvoir des mots et leur importance pour instaurer un dialogue entre deux cultures qui ne se connaissent pas. Le sous-texte féministe est lui aussi évident, Alicia Jarata insistant tout au long de l’ouvrage sur les contraintes qui pèsent sur Malinalli en raison de son sexe et sur sa volonté d’émancipation. L’album met en scène de très beaux personnages de femmes qui tentent tant bien que mal de survivre et de trouver leur voie dans une société où leur parole est inaudible et leur présence invisibilisée, qu’elles soient originaires d’Amérique du sud ou d’Europe. Les viols et violences sexuelles sont notamment omniprésents et touchent la quasi totalité des femmes dont l’héroïne va être amenée à croiser la route. Choisir de montrer cette réalité et de l’aborder de front permet à l’autrice de replacer la Malinche dans un contexte bien précis, celui d’une société où les choix qui se présentent aux femmes sont extrêmement restreints, et où leur propre corps est systématiquement considéré comme la propriété d’un homme. En dépit de scènes parfois assez dures, la bande dessinée d’Alicia Jaraba n’est pas dénuée d’humour, la jeune Malinalli disposant d’une personnalité solaire et tissant de belles relations de sororité avec certaines de ses compagnes de route. En filigrane, c’est aussi l’histoire de la conquête de la péninsule par les Espagnols qui se joue, l’autrice revenant sur plusieurs moments phares de l’écrasement des autochtones comme l’obligation de renoncer à leurs divinités, ou encore les ruses fomentées par Cortès pour rallier à sa cause tel ou tel chef. Les dessins, eux, sont très beaux et se focalisent moins sur les décors que sur les personnages et leurs expressions, ce qui renforce l’impression d’avoir moins affaire à une fresque historique qu’à un récit intimiste.

Avec « Celle qui parle » Alicia Jaraba se réapproprie une figure controversée de l’histoire de l’Amérique du Sud et imagine quels auraient pu être le parcours et la personnalité de la Malinche, jeune amérindienne restée dans l’histoire pour avoir servi d’interprète à Cortès. Avec cet album, l’autrice rend hommage à cette femme décriée en la replaçant dans un contexte bien précis et en lui donnant un but clair, celui de s’émanciper des contraintes que les hommes, Aztèques ou Espagnols, font peser sur elle, et ainsi faire entendre sa propre voix.

Autres critiques :  ?

Passionnée d'histoire (surtout le XIXe siècle) et grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement) mais aussi d'essais politiques et de recherches historiques. Ancrée très à gauche. Féministe.

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