Science-Fiction

Fragile/s

Titre : Fragile/s
Auteur : Nicolas Martin
Éditeur : Au Diable Vauvert
Date de publication : 2022 (août)

Synopsis : Dans une France où la fertilité s’effondre et la majorité des naissances sont touchées par le syndrome de I’X fragile, Typhaine, élue par le très sélectif Programme expérimental de génoembryologie grâce à la position de son mari, accouche d’un garçon sain. Mais l’étonnante progression cognitive de son fils est bien vite aussi inquiétante que le contrôle dont font l’objet les mères, alors que le pays bascule dans la dictature…

Elle sait que l’état, que la clinique, que Gauthier, que le monde entier veut mettre Nolan en sécurité. Loin de ce qui peut lui nuire, de ce qui peut le mettre en danger, de ce qui peut faire courir des risques à cette entreprise de sauvegarde de l’espèce humaine. Du peuple français. Le futur de l’humanité repose sur les toutes petites épaules de Nolan. De son fils de six mois. Et elle, Typhaine, fait partie de ces dangers. Elle le sait. Tout le monde le sait. Tout le monde le lui fait savoir.

Un mélange de récit intimiste et de thriller haletant

Pour son premier roman, Nicolas Martin a choisi de mettre en scène une France dystopique pas si éloignée dans le temps de la notre, dans laquelle un régime fasciste est progressivement en train de se mettre en place. Régime de tendance d’extrême-droite et par conséquent particulièrement préoccupé par le contrôle deux aspects : celui, drastique et inhumain, des populations immigrées, et celui, plus insidieux mais bien réel, des capacités reproductrices des femmes. En effet, on constate depuis des années non seulement une baisse inquiétante de la natalité (une tendance qui ne fait que s’aggraver), mais aussi une multiplication des nourrissons touchés par le syndrome de l’X fragile, et qui présentent donc des handicaps plus ou moins lourds. C’est dans ce contexte (d’autant plus anxiogène que ces sujets résonnent spécialement avec l’actualité) que l’on fait la connaissance de Typhaine, une jeune avocate défendant les droits des personnes immigrées et dont le mari occupe un poste à responsabilité dans un ministère (davantage par calcul que par véritable adhésion avec la politique du gouvernement en place). Le roman est construit de sorte que l’on découvre le personnage à deux moments différents de sa vie : lors de sa première grossesse, au terme de laquelle elle mit au monde une petite fille « fragile », et lors de la seconde, bien des années plus tard, alors qu’elle a été sélectionnée par le prestigieux Programme expérimental de génoembryologie pour porter un enfant sain (un garçon, cette fois). Seulement l’état d’esprit de Typhaine entre ces deux grossesses n’a rien à voir. Les deux enfants non plus, d’ailleurs, Madelaine étant atteinte d’une forme d’autisme et capable de crises de colère et de violence particulièrement intenses, tandis que Nolan est un petit garçon calme dont le développement cognitif défie toutes les statistiques et témoigne d’une précocité presque effrayante. Typhaine en vient alors à douter : le garçon est-il vraiment humain ? Et surtout est-il vraiment son fils ? La détresse de la jeune femme ne fait que croître au fil des mois, alors que son entourage et l’état mobilisent toutes leurs ressources pour la persuader que le problème vient uniquement d’elle et qu’elle est en train de perdre la raison.

Une anticipation politique glaçante

Captivant, le roman évolue en terme de construction narrative au fil de l’histoire. L’ouvrage commence ainsi par une alternance entre deux périodes de la vie de la jeune femme, ce qui permet d’accentuer les différences entre les grossesses, que ce soit du point de vue des sensations de Typhaine ou du profil de ses enfants. Le récit adopte ensuite la forme d’un témoignage, oral puis écrit, ce qui se traduit par un style plus direct mais aussi plus haché, la protagoniste étant souvent habitée par une profonde colère lors de ses séances d’écriture, ce qui se traduit inévitablement dans sa plume. Le dernier tiers du récit voit cette forme narrative se poursuivre mais l’auteur alterne ici avec des chapitres présentant d’autres points de vue que celui de Typhaine, ce qui permet à la fois de voir certains personnages sous un nouveau jour, mais aussi de dévoiler certains aspects inaccessibles à Typhaine concernant le fonctionnement du régime. On a parfois un peu l’impression de lire du Margaret Atwood et, de fait, j’ai beaucoup pensé à « La servante écarlate » au cour de ma lecture. On y retrouve la même chape de plomb qui tombe peu à peu sur les personnages comme sur les lecteurices, et la même sensation d’enfermement qui instaure un climat anxiogène. La prise de contrôle du corps des femmes est un élément central dans le roman qui met en scène comment un régime politique peut progressivement rogner sur les droits conquis par les femmes pour garder le contrôle de leurs capacités reproductrices. Sous couvert de patriotisme et de bon sens (il faut bien garantir la survie de l’espèce humaine !), on dépossède ainsi toujours un peu plus les femmes de leur corps, d’abord en interdisant l’IVG, puis en punissant avorteuses et avortées de la peine capitale (rétablie elle aussi par « nécessité »), puis en décidant qui est digne ou non de procréer, et enfin en arrachant des enfants immigrés sains à leurs parents pour les confier à des familles « bien françaises ».

Après tout, l’Histoire nous montre que les dictatures, les pouvoirs autoritaires finissent toujours par être renversés. Et l’Histoire se répète, n’est-ce pas ? L’Histoire se répétait peut être. Avant. Jusqu’à l’effondrement. Aujourd’hui, l’Histoire arrête de se répéter. Elle s’achève.

Contrôler les corps

Le traitement inhumain réservé aux migrants est lui aussi un sujet majeur du roman qui force légèrement le trait par rapport à la situation actuelle mais qui n’est pas sans présenter de nombreux points communs avec ce qui se passe aujourd’hui. Discours haineux, placements abusifs (puis systématiques) dans des centres de rétention où les conditions de vie sont déplorables, chantage aux papiers… : les mesures progressivement instaurées font d’autant plus froid dans le dos que, à l’exception de Typhaine et de sa meilleure amie (proche des mouvements d’extrême-gauche et donc hostile au régime), personne ne semble avoir rien à y redire. C’est d’ailleurs en cela que le roman de Nicolas Martin se révèle aussi marquant (et ce en quoi il se rapproche là encore très bien de ce que peut faire Margaret Atwood), au sens ou il se révèle l’illustration parfaite de la fameuse métaphore de la grenouille (qui dénonce l’absence de réaction à une situation pourtant grave et même, à terme, mortelle, pour la seule raison que le changement s’est fait suffisamment lentement pour nous laisser le temps de nous y habituer). Or c’est exactement ce qui se passe ici, le régime étant présenté dans un premier temps comme très autoritaire puis glissant de plus en plus vers un état purement fascisme et totalitaire sans que la population ne manifeste la moindre velléité de rébellion (à l’exception de petits cercles politisés comme les mouvements féministes ou LGBT). Typhaine elle-même met d’ailleurs un peu de temps à réagir, ce qui peut parfois interpeller le lecteur dans la première partie où elle se révèle relativement passive (cet aspect m’a aussi beaucoup fait penser à l’excellent « Paternoster » de Julia Richard). L’héroïne reprend néanmoins du poil de bête par la suite, et se montre capable de recul et de lucidité concernant la nature du régime en train de se mettre en place.

Beau portrait de femme, de mère

Le second point fort du roman réside justement dans cette héroïne si vulnérable et si forte à la fois. L’auteur nous livre ici un beau portrait de femme qui émeut d’autant plus que beaucoup de lectrices se reconnaîtront dans certaines de ses expériences de couple ou de parentalité. L’ouvrage décrit notamment très bien la spirale de dépression et de violence dans laquelle Typhaine se retrouve prise avec son compagnon qui, de partenaire, bascule peu à peu dans le rôle du bourreau. Le mal être de la jeune femme est d’autant plus exacerbé que l’état vient s’immiscer jusque au coeur de son foyer en ne lui laissant pas le choix que d’accueillir une assistante maternelle à plein temps pour son fils, en décidant des personnes qu’elle peut ou non fréquenter, et en éloignant même sa fille du foyer. Le roman nous livre aussi une réflexion intéressante du rôle de mère, de l’ambivalence des sentiments qu’un nouveau né peut nous faire éprouver, et du poids que les injonctions venues de la société font peser sur nous. La relation entretenue entre Typhaine et Madeleine est particulièrement touchante et donne lieu à des scènes très émouvantes qui évoquent avec justesse la profondeur du lien qui peut se créer entre une mère et son enfant, malgré les difficultés. Finalement, le seul reproche que j’aurais à formuler concernant le roman concerne sa conclusion. D’abord parce qu’on y délaisse un peu plus le personnage de Typhaine pour nous permettre de comprendre d’autres aspects de l’intrigue, ce qui est loin d’être inintéressant mais se révèle malgré tout frustrant car on ne peut se départir de l’impression que son histoire à elle n’est pas véritablement terminée. Ensuite parce que l’explication concernant la nature de ces enfants issus du programme était assez prévisible et n’a rien de très originale, ce qui n’est pas sans causer une légère déception sur la fin, bien que celle-ci s’ouvre malgré tout sur un message d’espoir bienvenu et surtout un beau symbole.

Nicolas Martin signe avec « Fragile/s » un beau portrait de femme et de mère et met en scène une France dystopique glaçante de réalisme dans laquelle contrôle de l’immigration et contrôle du corps des femmes sont les maîtres mots. L’auteur décrit très bien le glissement progressif d’un régime autoritaire vers le totalitarisme, le tout en se focalisant (presque) uniquement sur le point de vue d’une femme ordinaire qui nous livre un récit intimiste, à la fois émouvant et terrible. A lire !

Autres critiques :  ?

Antiquiste passionnée d’art, de cinéma, de voyage et surtout grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement).

2 commentaires

  • Tachan

    Des sujets qu’on connaît mais qui semblent résonner tout particulièrement en nous dans ce texte d’actualité en quelque sorte. Ça donne envie de découvrir ce premier roman de notre chroniqueur scientifique préféré. Je suis très curieuse de voir et lire comment il mélange et associe tout cela dans son récit.
    C’est clairement l’un des textes de la rentrée littéraire que j’attends le plus.

    • Boudicca

      J’espère que le roman te plaira autant qu’à moi. J’ai beaucoup aimé son style et les sujets qu’il met en avant et je lirai à coup sûr ses prochaines publications !

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