Récit contemporain

L’événement

Titre : L’événement
Auteur/Autrice : Annie Ernaux
Éditeur : Folio
Date de publication : 2000

Synopsis : «Depuis des années, je tourne autour de cet événement de ma vie. Lire dans un roman le récit d’un avortement me plonge dans un saisissement sans images ni pensées, comme si les mots se changeaient instantanément en sensation violente. De la même façon entendre par hasard La javanaise, J’ai la mémoire qui flanche, n’importe quelle chanson qui m’a accompagnée durant cette période, me bouleverse.»

Avorter avant 1975

En 2000, l’autrice Annie Ernaux sortait « L’événement », un récit d’un peu plus d’une centaine de pages consacré à un épisode marquant de sa jeunesse : son avortement dans une France où ni la contraception ni l’IVG n’ont encore été légalisés. Ce roman autobiographique a fait date et a même récemment fait l’objet d’une adaptation au cinéma réalisée par Audrey Diwan. Alors, pourquoi un tel engouement ? Parce que le récit donne à voir et à ressentir le désespoir dans lequel les femmes ayant à subir des grossesses non désirées étaient plongées avant 1975, mais aussi parce qu’il expose sans fard les extrémités auxquelles l’illégalité contraignait ces mêmes femmes. Tout commence pour l’autrice/héroïne lorsque, alors qu’elle est âgée d’une vingtaine d’années et poursuit des études de lettres à l’université de Rouen, elle découvre avec stupeur qu’elle est enceinte. Bien décidée à ne pas garder le bébé, la jeune femme s’adresse dans un premier temps à un gynécologue qui la félicite (bien qu’elle ait manifesté la volonté explicite d’avorter) et lui prescrit des injections censées favoriser une fausse couche qui s’avéreront finalement avoir l’effet inverse. La jeune femme fait également choux blanc avec un autre médecin, qui refuse de l’aider à avorter et se contente de lui apporter sa compassion. Elle n’a alors plus le choix : il lui faut trouver une faiseuse d’ange. Mais où, et comment ? Lorsqu’elle commence à en parler autour d’elle, elle réalise que le sujet, bien que tabou, concerne de nombreuses femmes. Cela n’empêche pas le secret concernant les adresses des avorteuses d’être bien gardé, au point que la grossesse de l’étudiante progresse et menace d’atteindre le point de non retour. Elle trouvera finalement une avorteuse, devra s’y reprendre à deux fois et aura à subir les conséquences d’un acte médical pratiqué de façon artisanale, sans contrôle, sans anesthésie, et sans surveillance ultérieure.

Plongée dans une mémoire

Le récit est court mais la lecture intense ! A l’heure où le droit à l’IVG vient d’être inscrit dans la constitution, mais où la montée de forces réactionnaires partout dans le monde fait craindre une mise en péril de ce même droit, l’ouvrage d’Annie Ernaux fait à la fois figure de rappel mais aussi de mise en garde. L’autrice écrit sur cet épisode de sa vie bien des années après, avec donc un certain recul, mais en essayant de revenir au plus près aux sensations éprouvées à l’époque (elle est aidée en cela par une sorte de petit journal intime qu’elle tenait alors et dont elle nous retranscrit certaines bribes). C’est ce minutieux travail de mémoire, effectué pour se rapprocher le plus près possible du désespoir qui était alors celui de l’autrice, qui fait, en partie, la force de « L’événement ». Tout au long du récit, le personnage (et nous avec) évolue comme dans un temps suspendu, presque dans un état de dissociation, où les actes du quotidien (sortir, étudier, lire…) continuent, mais sans être vraiment vécus. La grossesse et l’impasse dans laquelle elle place l’étudiante empêchent celle-ci de penser à rien d’autre, la renvoyant sans cesse à son corps et à son impuissance d’agir concrètement et rapidement pour en exercer le contrôle. Impossible de ne pas s’identifier au personnage, à sa détresse et sa fébrilité face au temps qui passe avec cette chose dont elle ne veut pas dans son vendre, et à sa peur (justifiée) de s’exposer à une grande violence et une grande souffrance. Car les avortements clandestins sont évidemment réalisés par différents types de personnes, et avec différentes méthodes. L’autrice ne nous cache rien des détails de l’intervention (réalisée ici par le biais d’une sonde), et on frémit aujourd’hui devant les risques pris par toutes ces femmes et les souffrances qu’elles ont du endurer.

Regard de classe et sororité

Au-delà de l’angoisse, le sentiment qui prédomine à la lecture de cet épisode de la vie d’Annie Ernaux reste évidemment la colère. Colère qui n’est que rarement exprimée ouvertement par l’héroïne mais qui monte inexorablement à la lecture du danger auxquels les femmes étaient alors forcées de s’exposer, les récits d’avortement réalisés par d’autres étant évidemment amenés à circuler, y compris les plus terribles ou les plus spectaculaires. L’autrice tente également par son récit de replacer la question de l’avortement et des grossesses non désirée dans un rapport de classe. Elle relate à plusieurs reprises comment sa prise en charge change radicalement dès lors qu’elle n’est pas identifiée comme appartenant aux classes populaires (milieu duquel elle est pourtant issue). Ainsi, une infirmière finira par lui demander lors de son séjour à l’hôpital : « La nuit dernière, pourquoi vous n’avez pas dit au docteur que vous étiez comme lui ? » Et l’autrice de préciser : « Après quelques secondes d’hésitation, j’ai compris ce qu’elle voulait dire : de son monde à lui. » Le récit d’Annie Ernaux met également en lumière l’importance qu’ont eu les autres femmes dans cet épisode, l’étudiante étant amenée à tisser de forts liens de sororité avec d’autres avec lesquelles elle ne partageait pourtant jusqu’à présent pas grand-chose. La réaction des hommes, elle, est sensiblement toujours la même : une sorte de fascination malsaine pour sa situation, mêlée à une certaine admiration à l’idée de la voir transgresser la loi et la morale. Aucun, toutefois, ne se montrera d’aucune utilité, ni avant, ni pendant, ni après.

« L’événement » d’Annie Ernaux est un récit autobiographique dans lequel l’autrice relate son avortement alors qu’elle était étudiante et que l’IVG était alors totalement illégale. Le minutieux travail de mémoire effectué par l’autrice renforce l’identification à cette jeune femme qui passe par plusieurs émotions partagées, du déni à la fébrilité en passant par la détresse, la colère ou la peur. Précieux témoignage, le récit nous confronte de plein fouet à la réalité et la violence d’une société où les femmes ne possèdent pas le droit de disposer de leur corps. Un droit qui s’est acquis par la lutte, et qu’il faudra certainement préserver par la lutte ! (surtout lorsqu’un parti d’extrême-droite, qui remet en cause le droit à l’IVG partout ailleurs en Europe, est en passe d’accéder au pouvoir en France…)

Autres critiques :  ?

Antiquiste passionnée d’art, de cinéma, de voyage et surtout grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement).

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