Du thé pour les fantômes
Titre : Du thé pour les fantômes
Auteur : Chris Vuklisevic
Éditeur : Denoël
Date de publication : 2023 (mai)
Synopsis : On va suivre Agonie, sorcière, et Félicité, passeuse de fantômes, dans la quête de leur histoire familiale, alors qu’elles ne se sont plus vues depuis une trentaine d’années. On ira de Nice à l’Andalousie, de la vallée de la Vésubie jusqu’au plus profond de l’âme humaine pour un voyage qui ne laissera pas le lecteur indifférent.
Parce que ta première théière, c’est la plus importante. La théière-mère. C’est elle qui guidera ensuite tout le troupeau et le soumettra à ta volonté (…) Le reste, je te le dis pour plus tard, quand tu posséderas un troupeau à toi. Chaque nouvelle théière, tu la poses pas trop loin des tiennes pour qu’elles fassent connaissance, mais pas trop près non plus, pour ne pas les brusquer. Et tu attends. Tu vois si elles s’entendent ou si elles se chamailles. Et pour finir, le test ultime : tu sers le thé avec, devant le troupeau. Là attention, tu dois y aller tout doucement, la surveiller pour t’assurer qu’elle ne se rebelle pas en comprenant son sort. Ça arrive, des fois, que certaines n’aient pas saisi qu’elles étaient devenues des théières domestiques, et alors elles se mettent à ruer, à piaffer, à sauter. Un peu comme ces enfants tout sages le matin de la rentrée qui découvrent le lendemain qu’il va falloir y retourner. Et puis bien sûr tu dois rester attentive aux théières qui observent. Elles pourraient se sentir trahies et tenter de mettre fin à leurs jours en se jetant de leur étagère. Une fois j’ai perdu comme ça, à cause d’une crise de jalousie collective, tout mon troupeau d’un coup. Terrible.
Magie, fantômes et secrets de famille
Après un premier roman remarqué puisque lauréat du concours organisé par Folio SF pour célébrer ses vingt ans (« Chroniques d’un monde oublié »), Chris Vuklisevic revient cette année avec un nouvel ouvrage relevant cette fois davantage du fantastique que de la fantasy. L’action se déroule à Nice et ses environs et met en scène deux sœurs jumelles ainsi que leur mère, toutes trois vivant sur le mont Bégo, à l’écart du reste du village et de ses habitants. Un isolement prompt à la prolifération de rumeurs toutes plus farfelues les unes que les autres, surtout après la naissance tumultueuse des jumelles : Félicité et Agonie. Si certaines de ces allégations sont clairement fantaisistes, d’autres comportent tout de même un fond de vérité, la petite famille étant loin d’être ordinaire. Les deux filles possèdent par exemple la capacité de voir les fantômes (elles grandissent, littéralement, avec celui de leur père) tandis que la mère semble habitée par une puissance extraordinaire lui permettant de convoquer l’orage. Les pouvoirs d’Agonie sont toutefois sans commune mesure avec ceux des deux autres mais bien plus handicapant : des papillons flétrissant tout sur leur passage lui sortent de la bouche dès qu’elle parle, des fleurs endémiques poussent partout où elle s’installe… Bref, la vie quotidienne avec elle n’est pas de tout repos. Est-ce la raison pour laquelle sa mère la traite si différemment de sa sœur qu’elle choie et avec laquelle elle entretient une relation fusionnelle tandis qu’elle ne reçoit que brimades ou indifférence ? Les deux sœurs, elles, s’entendent plutôt bien et se protègent l’une l’autre de cette mère tour à tour attentionnée ou maltraitante, jusqu’au jour où leur chemin se sépare brutalement. Une banale histoire familiale, serait-on tenté de penser. Sauf que cette séparation marque également la disparition du village de Roquebillière situé lui aussi sur le mont Bégo, et c’est justement pour expliquer cette surprenante désertion qu’un archiviste va être envoyé pour recueillir le témoignage des deux sœurs. Plusieurs années après les faits, le voilà qui rapporte la curieuse histoire dont il est parvenu à recoller les morceaux à une simple touriste de passage, tous deux confortablement installés dans un salon de thé.
Réenchanter le réel
Ce roman de Chris Vuklisevic n’est pas banal et, si la forme comme le fond peuvent s’avérer déconcertants dans un premier temps, on prend finalement beaucoup de plaisir à plonger dans le passé pour le moins surprenant des deux sœurs et de leur mère. Le récit est intimiste et accorde une place centrale à la relation conflictuelle entre les deux sœurs qui se retrouvent bien des années après leur séparation afin d’enquêter sur l’histoire de leur mère. Devenue détective spécialisée pour les esprits errants, Félicité craint en enfin que celle-ci ne soit devenue un fantôme lors de sa mort brutale survenue sur le mont Bégo, et elles ne seront pas trop de deux pour enquêter. L’autrice opte pour plusieurs récits imbriqués, avec un conteur principal qui intervient régulièrement mais qui rapporte surtout les témoignages des principaux acteurs des événements survenus à Roquibillière. Aucune information ne nous est donné sur l’auditrice à laquelle il s’adresse, si ce n’est qu’elle n’est pas originaire de la région, si bien qu’on se glisse facilement dans sa peau et que l’on suit avec attention le récit du vieil archiviste. Il faut dire que son enquête n’est pas banale puisqu’elle nous entraîne de bibliothèques en petites boutiques insolites en passant par un cimetière, un désert ou encore une maison abandonnée. Des lieux que l’on retrouve fréquemment dans le genre fantastique pour l’imaginaire effrayant qu’ils convoquent, mais qui est ici contrasté par le décor niçois. A l’évocation du mot « fantôme », on pense en effet davantage à des lieux glauques et sordides qu’à des plaines ensoleillées et à la plage. Le contraste est saisissant et rajoute au caractère insolite du roman qui joue également sur tout le folklore imaginé par l’autrice concernant le thé et les esprits. Le récit prend alors un tour presque humoristique, certaines trouvailles à propos des troupeaux de théières, des étranges-thés et de tout le cérémonial qui les accompagne, s’avérant assez savoureuses.
Des personnages bien campés
Outre l’humour, le roman est également habité par une touche de poésie appréciable, certains concepts à l’image du majordome-cartographe ou du jardinier-photographe ouvrant la porte à un imaginaire qui sort de l’ordinaire et se mêle harmonieusement au réel pour mieux le réenchanter. L’autrice se fend également de quelques expérimentations sur la forme qui s’avèrent réussies et renforcent la poésie de l’ensemble tout en permettant de s’attacher plus étroitement encore aux personnages. Difficile en effet de ne pas se prendre d’affection pour ces deux sœurs si différentes et que tout oppose, mais qui sont parvenues dans l’adversité à tisser un lien que même les années ne parviendront pas à atténuer. Central dans le roman, le personnage de Félicité est sans doute celui que l’on comprend le mieux et, en dépit de ses premiers abords froids et sévères, l’héroïne se révèle finalement pleine de contradictions, de regrets et d’affection. Egonia, elle, provoque dans un premier temps des sentiments ambivalents chez le lecteur, mélange de dégoût devant la sombre magie qui l’habite, et pitié face aux mauvais traitements qu’elle a subi pendant son enfance. Ces deux sentiments se muent progressivement en respect, si bien qu’on en vient au fil de l’ouvrage à considérer avec autant d’affection l’une ou l’autre des jumelles. Leur mère, enfin, est un personnage complexe particulièrement bien construit qu’on déteste mais qu’on ne peut aussi s’empêcher de comprendre et dont on est impatient de découvrir tous les secrets. Ces derniers se révèlent peu à peu au fil de l’enquête des deux sœurs et mettent en lumière une histoire familiale chaotique et captivante.
« Du thé pour les fantômes » est un roman étonnant qui relate la quête de deux sœurs qui se plongent dans le passé de leur famille afin de retrouver le fantôme de leur mère. Peuplée de rencontres avec les esprits, de thés aux propriétés magiques, ou de déserts enchantés, l’histoire convoque un imaginaire qui sort de l’ordinaire, mêlant le caractère glauque et inquiétant des récits fantastiques aux décors ensoleillés de la région de Nice dans un contraste saisissant. Le fond comme la forme sont travaillés et accordent une grande importance à la poésie et aux sentiments des personnages que l’on se réjouit de suivre dans leur enquête, d’archives en cimetière, de maison hantée en plage pluvieuse. Une belle découverte, donc, qui confirme le talent de Chris Vuklisevic dont il s’agit ici du deuxième roman.
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