L’impératrice du Sel et de la Fortune
Titre : L’impératrice du Sel et de la Fortune
Cycle/Série : Les archives des Collines-Chantantes
Auteur : Nghi Vo
Éditeur : L’Atalante
Date de publication : 2023
Synopsis : « Un mariage politique force In-yo, jeune femme de sang royal, à s’exiler au Sud, dans l’empire Anh. Ses frères sont morts, ses armées et leurs mammouths de guerre reclus derrière leurs frontières. Seule et humiliée, elle doit choisir ses alliés avec circonspection. Lapin, une jeune servante vendue au palais par ses parents, se prend d’amitié pour la nouvelle épouse de l’empereur. L’adelphe Chih interroge la domestique au crépuscule de sa vie sur les divers objets peuplant sa maison. Leurs origines forment une histoire apocryphe jusqu’alors ignorée.
Conserve cette colère. Les mères révoltées élèvent des filles assez féroces pour combattre des loups.
Plongée dans l’imaginaire de Nghi Vo
En 2022, les éditions l’Atalante se lançaient dans la publication de la bibliographie de Phenderson Djeli Clark, auteur américain alors jamais traduit en France et dont les novellas (« Les tambours du dieu noir » ; « Le mystère du tramway hanté » et « Ring shout ») connurent un grand succès. En 2023, place à Nghi Vo, autrice américaine dont la novella « L’impératrice du Sel et de la Fortune » vient de paraître et devrait vite être suivie par une ribambelle d’autres. Ce sera d’ailleurs le cas dès le mois de mai avec « Quand la tigresse descendit de la montagne », un récit qui se situera dans le même univers puisque toutes deux s’inscrivent dans le cadre d’une même série baptisée « Archives des Collines-Chantantes ». A quoi avons-nous affaire ici ? Nous sommes dans un univers de fantasy d’influence asiatique à propos duquel l’autrice entretient volontairement le flou. Tout juste sait-on que deux empires se faisaient face depuis des années mais que celui du Sud a finalement prévalu sur son homologue du Nord. Une victoire ayant pour principale conséquence la consécration d’une nouvelle impératrice venue des régions défaites pour épouser l’empereur du Sud. C’est cette toute jeune femme perdue dans une cour étrangère, In-yo, qui se trouve ici au cœur de l’intrigue, pourtant ce n’est pas elle qui va nous raconter son histoire. Celle-ci nous est en effet présentée selon le point de vue de deux autres personnages qui n’ont, à priori, rien en commun. Le premier, Lapin, fut la servante la plus intime de l’impératrice, celle qui resta avec elle jusqu’au bout et connût tous ses secrets. Le second, Chih, est un adelphe (l’autrice ne lui assigne aucun genre et emploie tour à tour le masculin ou le féminin pour le désigner) qui travaille pour le compte des Collines-Chantantes et est chargé de récolter des informations pour les archives de son ordre concernant l’ancienne impératrice. Les révélations de Lapin sont donc primordiales pour son travail, mais certaines risquent de faire vaciller un certain nombre de certitudes chez l’apprentie archiviste.
Poésie, magie et sororité
Dans la mesure où nous avons affaire à une novella, le texte est évidemment assez court (environ cent vingt pages), ce qui suffit néanmoins amplement à Nghi Vo pour développer son propos et tisser une belle histoire. Le principal choix narratif opéré par l’autrice est pourtant assez osé et, à mon sens, pas forcément le plus pertinent, puisque le témoignage de Lapin se déroule en fonction des objets dénichés par Chih dans sa demeure. Le découverte de chacun d’entre eux (plateau de jeu, vêtement, figurine, carte…) est l’occasion d’une réminiscence pour l’ancienne servante qui se sert de ce biais pour relater l’histoire de sa maîtresse et, en parallèle, la sienne et celle de l’empire. En ce qui me concerne, ce procédé est sans doute la plus grande faiblesse du texte dans la mesure où il hache les souvenirs de Lapin de façon assez artificielle. Ce bémol mis à part (et qui a tendance à s’atténuer au fil de la lecture), la novella de Nghi Vo se révèle tout à fait plaisante et met en scène un imaginaire qui sort de l’ordinaire. L’autrice nous livre peu de détails sur son univers mais les quelques mentions qui en sont faites sont à même d’enflammer l’imagination, qu’il s’agisse de ces oiseaux capables de recueillir les souvenirs de l’humanité, de ces régions vivant dans un hiver ou un été infini, ou bien de ces femmes se transformant en animal pour survivre au deuil d’un être cher. Tout cela est encore une fois saupoudré d’une façon presque imperceptible dans l’intrigue, mais cela contribue à créer une atmosphère poétique et hors du temps très agréable pour le lecteur. Le principal point fort de la novella réside toutefois dans ses personnages, à commencer par le duo formé par l’impératrice et Lapin, deux jeunes femmes d’origine et de statut différents mais qui vont tisser ensemble un lien de sororité extrêmement fort et touchant.
L’histoire faite par les femmes
Cette complicité et cette solidarité dans l’adversité, elle s’explique en partie par la place attribuée aux femmes dans cet empire du sud qui ne les considère que comme des objets remplaçables et interchangeables. Il suffit pour le comprendre de voir la multitude de femmes qui gravitent autour de l’empereur, toutes soumises au bon vouloir de ce dernier et par conséquent toutes en sursis. La figure de In-yo va, pour le coup, complètement trancher avec l’idéal de beauté et de docilité du Sud puisque la jeune femme possède un physique très éloigné des canons prisés par son pays d’adoption, et surtout parce qu’elle ne compte visiblement pas se contenter du rôle de trophée mais entend au contraire s’impliquer, discrètement, dans l’évolution des relations entre Nord et Sud. Car au-delà de l’histoire de deux femmes se joue également celle de deux empires, les décisions de la nouvelle impératrice ayant de lourdes conséquences sur la politique de son ancien royaume, et ce en dépit de son absence totale de proximité avec son époux que l’on ne voit d’ailleurs jamais. Bien qu’évoqué de façon concise, le parcours de cette femme amenée à bouleverser l’histoire de l’empire se révèle donc passionnant mais aussi émouvant. L’autrice parvient en effet en très peu de lignes à camper des protagonistes solides et attachants, à commencer par cette servante devenue intime de l’impératrice et qui, elle aussi, est loin de se cantonner au rôle qu’on lui a attribué. Les sentiments qu’elle éprouve pour In-yo sont ainsi complexes et n’ont rien à voir avec de l’obéissance aveugle ou de la vénération. Il s’agit plutôt d’une amitié qui se construit et se solidifie au fur et à mesure des épreuves, et c’est cette relation très forte qui fait en grande partie le charme de l’histoire.
« L’impératrice du Sel et de la Fortune » inaugure l’arrivée sur la scène de l’imaginaire francophone de Nghi Vo, autrice prometteuse qui nous livre là une novella touchante et originale qui s’inspire en grande partie de la culture asiatique. La sororité ou encore la construction de l’histoire sont deux thématiques centrales de ce texte qui, s’il n’est pas exempt de quelques maladresses, n’en demeure pas moins agréable et donne envie de poursuivre plus avant la découverte de la bibliographie de cette autrice atypique.
Voir aussi : Quand la tigresse descendit de la montagne
Autres critiques : ?
6 commentaires
Le Nocher des livres
Content de voir que tu as aimé aussi.
Par contre, le procédé d’écriture qui consiste à partir des objets et des souvenirs de Lapin m’a bien plu à moi, même si, effectivement, il hache le récit et le rend plus complexe à saisir au premier abord. Mais pour moi, cela contribue à sa richesse et m’a évité la lassitude.
Boudicca
Je comprends tout à fait. Pour ma part c’est surtout au début que ça m’a dérangé, ça paraît moins artificiel par la suite.
Ma Lecturothèque
Les rares retours que j’ai lu sur ce texte me font assez envie, bien qu’il ne semble pas parfait. En tout cas, voilà une autrice à suivre !
Boudicca
Tout à fait. D’autant que le texte est court : même s’il y a des défauts, la lecture est agréable et rapide.
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