Récit contemporain

La boîte de petits pois

Titre : La boîte de petits pois
Scénariste : GiedRé
Illustrateur : Holly R
Éditeur : Delcourt (Une case en moins)
Date de publication : 2020

Synopsis : C’est la petite histoire d’une famille de Lituanie au temps de la grande Histoire de l’URSS. C’est le récit d’un oncle envoyé au goulag pour avoir collé des affiches dans la rue, d’un grand-père apparatchik qui a accès aux magasins secrets on paie en dollars, d’une grand-mère qui trouvera quoi qu’il arrive un moyen d’acheter une bouteille de Cognac même quand on lui dit qu’il n’y en a pas, de chewing-gum qu’on mâche à tour de rôle quand on parvient à en avoir un. C’est le quotidien d’une République soviétique, ses files d’attentes, ses idéaux et ses paradoxes, racontés par GiedRé, une petite fille qui découvrira en arrivant à Paris en 1991 qu’il existait pendant tout ce temps un autre monde, rempli de bananes, où chaque enfant a sa propre gomme à l’école et où les boîtes de petits pois n’étaient pas le met le plus raffiné qui soit. Une autre planète débordant de supermarchés pleins de produits mais où, apparemment, il ne suffit pas de se servir pour avoir le droit de les avoir.

Tout était différent ici, déjà on pouvait avoir des bananes quand on voulait. Et il y avait tellement de chewing-gums qu’ils étaient vendus par sac. Et il y avait des gens qui avaient plein plein de trucs. Et d’autres qui n’avaient presque aucun truc, pas même de maison. Dans les magasins, il y avait plein de trucs partout. Mais pas tout le monde pouvait en avoir. En tout cas, une chose était sûre : ici, il y avait plein de petits pois.

L’URSS par les yeux d’une petite fille

Auteure, compositrice, interprète et humoriste, GiedRé se fait aujourd’hui scénariste de bande dessinée. Illustré par Holly R, l’album se veut autobiographique et retrace l’histoire familiale de l’artiste en Lituanie dans les années 1980-1990, alors que le pays fait encore partie de l’URSS. Le climat dans lequel GiedRé a grandi est donc assez éloigné de celui des petites filles occidentales de la même époque, et c’est avec ce quotidien qui nous est, pour la plupart, totalement étranger qu’elle entreprend ici de nous familiariser. Le récit est relaté à hauteur d’enfant (l’artiste est née en 1985 et quittera son pays pour la France à l’âge de sept ans) et mêle, comme c’est le propre de ce type de récit et dans la droite lignée d’un « Persépolis » ou, plus récemment d’un « Arabe du futur », petite et grande histoire. GiedRé naît donc en Lituanie au milieu des années 1980 et est le fruit d’une union entre le fils d’un apparatchik (membre haut placé du parti) et d’une femme de plus modeste condition et dont le frère a même passé plusieurs années dans un camp d’emprisonnement. La petite fille dépeint son quotidien avec une candeur touchante qui fait le charme de ce type de récit et nous décrit une enfance heureuse mais marquée par un certain nombre d’incongruités qui feront évidemment tiquer et permettent de mesurer le fossé idéologique séparant alors l’ouest et l’est de l’Europe. Le premier aspect sur lequel l’autrice a tenu à insister concerne les privations. Les habitants de l’URSS n’ont alors accès qu’à des produits très limités, si bien que le moindre aliment sortant de l’ordinaire rapporté par un membre de la famille fait figure de véritable trésor, qu’il s’agisse d’un simple chewing-gum, de bananes ou, pour expliciter le titre, d’une boîte de petits pois (le top du luxe, réservé aux membres du parti et leur famille). L’autrice a également été marquée par les files d’attente interminables se formant de façon soudaine près d’un magasin dans l’espoir de récupérer des produits frais (mais sans savoir ce que seront ces produits…), ou encore par le système de tickets qui permettait d’acheter, par exemple, des meubles, mais avec des délais ridiculement longs.

Grande et petite histoire

GiedRé parvient également par le biais de petites scénettes bien choisis à nous faire ressentir l’atmosphère lourde et oppressante qui pesait alors sur les citoyens, condamnés pour leur propre survie à se méfier de tout le monde et à n’émettre aucune critique à l’égard du régime, sous peine d’emprisonnement et de déportation. L’album n’est pourtant pas plombant, loin de là, puisqu’il s’en dégage une fraîcheur bienvenue qui apporte un contrepoids agréable à la lourdeur de l’ambiance soviétique. La bande dessinée relate aussi succinctement les étapes qui conduisirent à l’indépendance de la Lituanie (proclamée en mars 1990) et aux conséquences de cette rupture avec l’URSS. En parallèle à cette grande histoire (à laquelle participera essentiellement la mère de l’autrice), la petite GiedRé nous abreuve d’anecdotes rigolotes concernant ses facéties d’enfant, qu’il s’agisse de son insistance pour se faire baptiser dans le seul but d’obtenir des chewing-gum, de sa frayeur d’aller aux toilettes dehors lorsqu’ils paraient à la campagne, ou encore de son habitude prise avec son frère de capter les signaux de la télé du voisin pour les regarder jouer à leurs jeux vidéo. Des moments plein de tendresse et qui témoignent d’une enfance relativement heureuse. Il s’agit d’ailleurs là d’une dimension intéressante de l’ouvrage qui entend ne rien cacher de la dureté des conditions de vie des habitants de l’URSS à l’époque, sans pour autant rejeter la totalité des initiatives mises en place par le régime, ce qui permet à l’autrice de ne pas tomber dans l’écueil du « méchants communistes » contre « gentils capitalistes ». Évidemment, il est alors bien plus agréable de vivre en Europe de l’ouest à l’époque qu’à l’est, et cela saute aux yeux grâce aux nombreuses anecdotes déjà évoquées concernant le manque de tout, la corruption et la terreur qui régnait en URSS. Mais l’autrice n’idéalise pas pour autant le modèle capitaliste dont elle pointe aussi les travers, rappelant que, malgré tout, elle n’avait jamais connu dans son enfance de personnes au chômage (tout le monde possédait un travail), ni de sans-abris (tout le monde possédait un logement), et que le partage et la solidarité étaient des valeurs centrales dans la vie de tous. Un mot, pour finir, sur la partie graphique de l’ouvrage qui est elle aussi très réussie : les tons pastels s’accordent à merveille avec le regard enfantin de GiedRé et permettent eux aussi d’apporter un peu de légèreté au lourd climat soviétique.

« La boîte de petits pois » est un album qui s’inscrit dans la droite lignée des bandes dessinées autobiographiques mêlant histoire familiale et mise en lumière des conditions de vie sous telle ou telle dictature. GiedRé relate avec une fausse candeur touchante son enfance dans la Lituanie soviétique dont elle dresse un portrait évidemment sombre mais aussi nuancé, le tout porté par des personnages aux bouilles attachantes et des couleurs pastels attrayantes qui participent au plaisir que l’on prend à découvrir cette petite tranche de vie.

Autres critiques :  ?

Passionnée d'histoire (surtout le XIXe siècle) et grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement) mais aussi d'essais politiques et de recherches historiques. Ancrée très à gauche. Féministe.

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