Fantasy

Trilogie d’une nuit d’hiver, tome 2 : La fille dans la tour

Titre : La fille dans la tour
Cycle/Série : Trilogie d’une nuit d’hiver, tome 2
Auteur : Katherine Arden
Éditeur : Denoël
Date de publication : 2019 (septembre)

Synopsis : La cour du grand-prince, à Moscou, est gangrenée par les luttes de pouvoir. Pendant ce temps, dans les campagnes, d’invisibles bandits incendient les villages, tuent les paysans et kidnappent les fillettes. Le prince Dimitri Ivanovitch n’a donc d’autre choix que de partir à leur recherche s’il ne veut pas que son peuple finisse par se rebeller. En chemin, sa troupe croise un mystérieux jeune homme chevauchant un cheval digne d’un noble seigneur. Le seul à reconnaître le garçon est un prêtre, Sacha. Et il ne peut révéler ce qu’il sait : le cavalier n’est autre que sa plus jeune sœur, qu’il a quittée il y a des années alors qu’elle n’était encore qu’une fillette, Vassia.

 

Sacha regarda sa sœur. Il ne l’avait jamais trouvée délicate, mais toute douceur avait disparu d’elle. Elle n’était plus qu’esprit vif, membres robustes, avec une présence farouche, presque provocante malgré les lourdes robes encombrantes. Elle était à la fois beaucoup plus féminine qu’elle ne l’avait jamais été, et beaucoup moins. Une sorcière. Le mot lui était apparu de lui-même à l’esprit. C’est ainsi que nous appelons ce genre de femmes, parce que nous n’avons pas d’autre nom.

Complot à Moscou

Deuxième tome de la « trilogie d’une nuit d’hiver », « La fille dans la tour » fait directement suite aux événements mis en scène dans « L’ours et le rossignol », premier roman de Katherine Arden sorti l’an dernier et qui avait remporté un grand succès auprès du public. A noter que si ce second volume est présenté comme pouvant se lire totalement indépendamment, ce n’est à mon sens pas vraiment le cas. En effet, autant le premier tome pouvait se suffire à lui-même, autant le second nécessite d’avoir lu le précédent pour bien saisir toutes les subtilités et les enjeux de l’histoire. [Je conseille d’ailleurs à ceux qui n’auraient pas lu le premier tome de la trilogie de passer directement au paragraphe suivant au risque de se voir révéler certains pans de l’intrigue précédente.] On retrouve ici les mêmes personnages que dans « L’ours et le rossignol », l’action se situant juste après les événements qui ont bouleversé le quotidien de la famille Pétrovitch et du village de Lesnaïa Zemlia. Cette fois encore, c’est Vassia qui se trouve au cœur du récit. Après son départ précipité de son village natale, la jeune fille se retrouve à errer sur les routes sans aucune destination en tête : puisqu’il lui était impossible de demeurer chez elle après qu’un prêtre l’accusant de sorcellerie ait attisé l’hostilité des villageois à son égard, notre héroïne décide de profiter de cette opportunité pour parcourir le monde et se libérer du carcan imposé ordinairement à son sexe. Très vite, la jeune fille va toutefois faire plusieurs rencontres qui vont bouleverser ses plans. Le roi de l’hiver, d’abord, ainsi que toute une cohorte de créatures féeriques qui voient leur force décliner à mesure que le christianisme gagne des fidèles. Le prince de Moscou en personne, ensuite, parti battre la campagne en quête des brigands Tatars qui ravagent les villages autour de la capitale et en enlèvent les jeunes filles. Déguisée en garçon, Vassia va, sans vraiment le vouloir, s’attirer la sympathie du prince qui l’invite à le suivre à Moscou. Là-bas, la jeune fille retrouve avec joie son frère et sa sœur, l’un moine, l’autre princesse. Tous deux ont toutefois bien du mal à digérer de voir leur petite sœur se départir aussi effrontément de la discrétion et des codes imposées aux femmes, mettant ainsi en péril sa propre réputation et la leur. Outre les mentalités de l’époque, notre héroïne va aussi se retrouver confrontée à un vaste complot à la cour de Moscou impliquant aussi bien des hommes ordinaires que des créatures surnaturelles.

Voyage dans la Rus’ médiévale

Comme dans « L’ours et le rossignol », le principal charme du roman vient du dépaysement procuré par le contexte historique choisi. Si la période médiévale est fréquemment mise en scène en fantasy, ce n’est pas le cas de l’histoire et de la culture russe avec lesquelles le lectorat occidental est sans doute peu familier. La reconstitution de la Russie de l’époque est d’ailleurs d’une grande qualité. Si l’action du premier tome se limitait au domaine reculé de Lesnaïa Zemlia et permettait ainsi de mettre en lumière la disparité du territoire russe (qui n’a alors rien d’une entité unifiée), ce second tome se déroule pour sa part essentiellement à Moscou et aborde le sujet de la domination mongole. En effet, les seigneurs mongols règnent alors sur une grande partie de l’Europe de l’Est : les différents princes leur sont donc soumis, bien que l’éloignement et les dissensions internes à la Horde d’or leur permettent de desserrer parfois quelque peu l’étau de la soumission. Sans jamais s’appesantir trop en détail, au risque de rendre le récit indigeste, l’auteur nous immerge dans la culture russe par petites touches. Cela passe d’abord par l’emploi d’un vocabulaire spécifique qui participe au dépaysement et qui permet à l’auteur d’ancrer son récit dans l’histoire. Outre le contexte géopolitique, le lecteur apprend à se familiariser avec la religion qui occupe une place centrale dans le récit. En effet, quand bien même le lecteur a sans doute connaissance des particularités propres au christianisme de l’époque, il y a des chances pour que la religion orthodoxe lui soit beaucoup moins familière. Là encore, l’auteur ne s’embarrasse pas de longues descriptions mais parsème son récit de références à des titres, des lieux ou des fêtes qui permettent au lecteur de bien cerner les spécificités du culte orthodoxe. Le folklore russe convoqué ici change lui aussi de ce dont on a l’habitude. Après les roussalka, les domovoï ou les banniks (esprits des bains), notre héroïne va se retrouver confrontée à la Polounotchnitsa (la « dame de Minuit »), à un gamaïoun (oiseau avec une tête de femme capable de prédire l’avenir), et bien sur au fameux roi de l’hiver déjà évoqué dans « L’ours et le rossignol », Morozko.

Il y a bien longtemps, les rêves des hommes m’ont élaboré pour donner un visage au froid et aux ténèbres. Mais le monde a poursuivi sa route. Les moines sont arrivés, avec leurs vélins et leurs encres, avec leurs chants et leurs icônes, et j’ai décru. Maintenant je ne suis plus qu’une histoire pour les enfants espiègles. Je ne peux pas mourir, mais je peux m’étioler. Je peux oublier et être oublié.

Les femmes dans la tourmente

Outre la qualité de la reconstitution historique, l’intérêt de l’ouvrage réside aussi dans celle des personnages. Vassia reste toujours aussi attachante que lorsqu’elle était enfant et il est difficile de ne pas être touché par sa quête de liberté. La condition des femmes de l’époque se trouve d’ailleurs au cœur du roman qui nous dépeint une société patriarcale particulièrement rigide dans laquelle les femmes de l’aristocratie n’ont d’autre choix que la séquestration à perpétuité, qu’elles optent pour le mariage ou le couvent. Les scènes se déroulant dans le « terem » sont ainsi particulièrement oppressantes et permettent de mettre en lumière une pratique attestée de l’époque qui consiste à faire vivre les femmes de la cour dans des appartements ou des bâtiments séparés, et ce afin de les couper totalement des hommes et de toute vie sociale. C’est le sort qui échoit à Olga, la sœur de Vassia, ainsi qu’à sa fille, condamnée à passer sa vie dans le terem sans rien connaître du monde ni même de Moscou. L’auteur signe avec ces trois personnages de très beaux portraits de femmes, toutes très différentes les unes des autres mais fortes chacune à leur manière. Ainsi, si on ne peut s’empêcher d’admirer l’audace et l’entêtement de Vassia qui entend bien bénéficier de la même liberté que ses frères, le personnage d’Olga, princesse soucieuse des conventions et des traditions, possède une forme différente de courage qui lui permet de susciter, pour d’autres raisons, l’admiration et la sympathie du lecteur. Il en va de même de la petite Maria dont le sort ne peut qu’émouvoir dans la mesure où il témoigne parfaitement de l’absurdité et de l’horreur du carcan imposé alors aux femmes de haut-rang. Les personnages masculins sont pour leur part plus en retrait, même s’ils bénéficient eux aussi d’une personnalité soignée, qu’il s’agisse de Sacha, du prêtre Konstantin ou du prince Dimitri. Le personnage le plus énigmatique de la série reste toutefois le roi de l’hiver, Morozko, qui entretient avec la jeune fille une relation troublante et très émouvante dépeinte avec beaucoup de sensibilité par l’auteur.

On retrouve dans « La fille dans la tour » les mêmes qualités qui faisaient déjà le charme de « L’ours et le rossignol ». Outre l’originalité du décor et du bestiaire mis en scène, le roman séduit surtout par l’empathie que l’auteur parvient à faire naître pour ses personnages, et notamment son héroïne au côté de laquelle on prend énormément de plaisir à découvrir l’histoire et la culture russe du Moyen-Age. Sans doute l’une des plus belles découvertes de l’année.

Voir aussi : Tome 1 ; Tome 3

Autres critiques : Célindanaé (Au pays des cave trolls) ; Barrona (233°C)

Antiquiste passionnée d’art, de cinéma, de voyage et surtout grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement).

6 commentaires

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