Un autre regard, tome 1 : Trucs en vrac pour voir les choses autrement
Titre : Un autre regard : Trucs en vrac pour voir les choses autrement
Auteur : Emma
Éditeur : Massot Édition / J’ai lu
Date de publication : 2017 / 2018 (juin)
Synopsis : Avec sept histoires très variées autour du féminisme de la politique ou de la sexualité, Emma casse les sujets sur bon nombre de sujets.
– Vous vouliez me voir ?
-Ah oui ! Nous allons devoir vous licencier.
-Hein ? !
-Enfin ne vous énervez pas madame ! Ayons cette conversation calmement, entre adultes.
Petit manuel de défense féministe et révolutionnaire à mettre entre toutes les mains
Il y a quelques mois de cela, une petite bande dessinée consacrée à la « charge mentale des femmes » a provoqué le buzz sur internet, puis dans les autres médias. Ces planches, elles étaient signées par Emma, une jeune femme ingénieure en informatique qui publie depuis plusieurs années sur son blog de courtes bandes dessinées traitant essentiellement de questions féministes et politiques. Or voilà que quelques unes des créations de la dessinatrice se retrouvent compilées dans un petit ouvrage réédité il y a peu en format poche par J’ai lu. Mais de quoi ça parle ? Les thématiques abordées sont nombreuses, de la maternité aux violences policières, en passant par le clitoris, ou encore l’épisiotomie. L’ouvrage est clairement féministe, et même si le terme est encore considéré comme un gros mot par beaucoup de gens, c’est avec fierté que je me revendique également comme telle et que j’apprécie donc tout particulièrement de voir une auteur s’emparer de sujets d’actualité tournant autour de cette question. En ce qui concerne la politique, on devine rapidement de quel côté de l’échiquier l’artiste se situe (indice, l’un des représentants de ce courant a un nom de bisous !), et il faut avouer que le plaisir que j’ai pris à la lecture de ce livre vient aussi en grande partie du fait que je partage les mêmes idées N’allez toutefois pas croire qu’il s’agit d’un ouvrage de propagande ou d’un pamphlet anti policier ou anti homme. PAS DU TOUT ! Sans jamais se montrer ni moralisatrice ni condescendante, l’auteur se contente de revenir sur des sujets d’actualité en essayant de nous pousser à regarder certains faits ou mécanismes que nous avons pu intégrer avec un regard nouveau, plus critique et plus politisé. Car si on peut dégager trois grandes thématiques (les violences policières, le rapport des femmes à leur corps, et la maternité), toutes finissent par se mélanger dans chacune de ces sept petites histoires qui nous rappellent quelque chose qu’on a tendance à oublier : tout est politique. On ne peut donc pas parler de condition féminine sans parler de politique… et inversement.
« Quel niveau d’humiliation, quel niveau de violence « légale » subie devra-t-on atteindre pour qu’on nous estime légitimes à réagir en dehors du cadre que nos oppresseurs ont défini pour nous ? »
L’ouvrage s’ouvre sur « La merveilleuse histoire de Mohamed » qui prend place en 2015, alors que les perquisitions se multiplient suite à l’instauration de l’état d’urgence. L’auteur se penche ici sur l’histoire d’un jeune égyptien de 27 ans, victime d’une perquisition qui a mal tournée. Blessé par balle, humilié par les policiers, attaché à son lit d’hôpital pendant plusieurs jours d’interrogatoire, Mohamed finira par être relâché du jour au lendemain, sans autre forme de procès (« ouais en fait vous aviez rien à vous reprocher, désolé! »). Outre le traumatisme psychologique, le jeune homme a perdu l’usage de son bras et par conséquent son travail, son appartement, et finalement le droit de résider sur le territoire français. « Alors, il est pas beau le pays des libertés ? » Après cette première petite mise en jambe, l’auteur aborde la question à mon sens essentielle de « la violence des opprimé.e.s ». Nous sommes cette fois en 2016, et des millions de Français manifestent contre la casse du code du travail. A la télévision, à la radio comme dans les journaux, le son de cloche est exactement le même : « bouh ! Regardez ces casseurs qui s’en prennent aux policiers, brûlent des MacDo et casse des abris-bus ! ». Et sur les violences policières subies par les manifestants ? Rien, silence radio. L’auteur aborde le sujet avec beaucoup d’intelligence, notamment parce qu’elle parvient à se détacher de la simple opposition manifestants VS policiers et à prendre du recul pour tenter de nous faire comprendre les mécanismes qui se cachent derrière ce type de comportement. Le parallèle avec l’action des suffragettes et les critiques qu’elle a pu soulever me semble particulièrement pertinent et permet surtout de porter un regard plus critique sur le discours médiatique actuel. Emma revient une fois encore sur la question des violences policières en évoquant l’affaire d’Adama Traore (ce jeune homme de 24 ans décédé en 2016 suite à son interpellation par la police) ainsi que sur d’autres cas similaires. Là encore la réflexion est intéressante et pose à nouveau la question du rôle de la police et de ses dérives de plus en plus nombreuses : « Quand des enfants ont moins peur d’entrer dans un transformateur que de la police qui les poursuit, on peut commencer à se demander qui elle protège. »
« La vérité c’est qu’on ne s’intéresse pas à l’appareil génital féminin au-delà de son rôle reproducteur. »
Autre thème récurrent abordé par Emma dans son livre : le corps des femmes et la manière dont il est perçu à la fois par elles-mêmes, mais aussi par les hommes. Encore une fois, je me permets de rappeler que le propos n’a absolument rien du « les hommes sont tous des salauds et les femmes des victimes », bien au contraire. Il s’agit d’analyser pour mieux les combattre les mécanismes qui se sont mis progressivement en place dans dans notre société et qui régissent les rapports entre hommes et femmes. Ainsi, dans « Le regard masculin », l’auteur aborde le sujet de l’hypersexualisation des femmes, que ce soit dans le milieu de la BD, du cinéma, des jeux vidéo, et bien évidemment dans la vie de tous les jours. Est-il normal que les hommes se sentent légitimés à exprimer publiquement leur avis sur le corps des femmes qu’ils croisent, et ce en toute circonstance ? Comment ce-fait il que les femmes aient pleinement intégré ce regard masculin au point de se sentir jugées même lorsqu’elles sont seules ? Le sujet est encore une fois passionnant et ces quelques planches nous permettent d’analyser, de manière certes superficielles mais néanmoins pertinente, ce phénomène auquel nous sommes tous et toutes confrontées au quotidien, ne serait-ce que par notre environnement médiatique. Dans « Check ta chatte », c’est le clitoris qui est cette fois mis à l’honneur. Emma aborde ici la question du plaisir féminin, mais aussi la manière dont on a peu à peu chercher à le brider ou à le considérer comme quantité négligeable. L’auteur met notamment l’accent sur la méconnaissance des femmes de leur propre corps, et sur le tabou qui règne toujours sur certains aspects de la sexualité féminine (saviez-vous par exemple que plus de 70% des femmes n’atteignent pas l’orgasme par pénétration ?)
« Attribuer la dépression d’une jeune mère aux hormones, c’est bien pratique. Ça en fait un état « normal » avec une explication scientifique. Pas la peine du coup de chercher à améliorer sa situation vue qu’on y peut rien ! »
Et puisqu’on en est à parler du corps des femmes, venons en à la question de la maternité. Dans « L’histoire de ma copine C. », l’auteur aborde là encore un sujet qui commence à devenir de plus en plus d’actualité puisqu’il y est question de l’épisiotomie. Réalisée dans environ 30% des accouchements, l’épisiotomie est un acte chirurgical qui consiste à découper sur plusieurs centimètres la paroi du vagin afin d’accélérer le passage du bébé. L’auteur pointe ici du doigt non seulement la méconnaissance d’une partie du personnel hospitalier du corps féminin, mais aussi le fait qu’on ait réussi à nous faire intégrer depuis des années que cette pratique se justifiait scientifiquement… alors que ce n’est souvent pas le cas. Cet acte chirurgicale est en effet d’autant plus traumatisant pour la mère qu’il se révèle dans la grande majorité des cas totalement inutile ! Les médecins qui le pratiquent s’en servent ainsi davantage pour accélérer l’accouchement et ainsi vider plus rapidement un lit, que pour véritablement venir en aide au bébé ou à la mère. Encore une fois l’auteur ne tombe pas dans l’écueil qui consisterait à reporter la faute sur le personnel des hôpitaux mais tente de nous faire prendre conscience que certaines choses que l’on croyait savoir ou prenait pour des faits indiscutables ne sont en fait que de simples habitudes qu’on nous a forcé à prendre. Et ce n’est pas avec les coupes budgétaires imposées aux hôpitaux publics que les choses risquent de changer ! La dernière histoire chargée de clôturer l’ouvrage est un peu plus personnelle pour l’auteur qui nous relate son expérience après la naissance de son fils. Si l’accouchement s’est passé sans difficulté, c’est l’après qui se révèle traumatisant pour cette jeune maman qui, avec humour, nous fait clairement ressentir la détresse et la solitude qui ont été la sienne lorsqu’elle s’est retrouvée à gérer seule son enfant. Les nuits blanches, le père qui retourne travailler après quelques jours, les traumatismes de l’accouchement sur le corps, la pression sociale… autant de thèmes abordés pour questionner le rôle que doivent endosser les jeunes mamans. Alors qu’avec une vraie volonté politique et des moyens, on pourrait faire tellement mieux pour améliorer la situation ! « Mais hey, tout ça, ça demanderait des sous et des efforts ! C’est quand même vachement plus pratique de faire croire en l’existence d’un instinct maternel inné et universel ! ».
Avec ce petit ouvrage, Emma aborde de nombreux sujets d’actualité en essayant de nous faire prendre du recul sur ce qu’on peut voir, entendre, et considérer comme normal dans notre vie de tous les jours. Violences policières, épisiotomie, plaisir féminin, regard masculin… : autant de thèmes abordés avec concision et clarté par l’auteur qui nous permet de réfléchir un peu plus au monde qui nous entoure et à la société dans laquelle on vit. A lire absolument, vous n’en sortirez que mieux armés pour comprendre notre environnement… et ainsi tenter de le changer pour le meilleur !
NB : Si vous êtes intéressés pour découvrir d’autres créations de l’auteur, je vous conseille de vous rendre sur sa page Facebook ou directement sur son blog. Vous y trouverez des illustrations sur des sujets aussi variés que la grève des cheminots, la charge mentale des femmes, la médiatisation des violences lors des manifestations…
4 commentaires
Aelinel
J’avais lu effectivement ses BD sur sa page Facebook. Pour ma part je n’étais complètement d’accord avec certains de ses points de vue. En revanche, l’épisode sur l’épisiotomie m’à traumatisé. Si un jour, je dois accoucher, c’est vraiment quelque chose qui me terrifie.
Dionysos
Tout à fait, il y a toujours un sujet qui va nous accrocher plus que les autres. Et celui-ci inquiète beaucoup, c’est clair. :s
Boudicca
J’avoue que cette histoire a de quoi faire réfléchir et est vraiment traumatisante :-s Je comprends tout à fait ton ressenti
Dionysos
Elle a toujours une façon simple d’expliquer, c’est agréable. Elle en a fait d’autres volumes ?