Interview de Lionel Davoust (Utopiales 2017)
À l’occasion du festival des Utopiales de Nantes 2017 et en complément d’une autre interview qui posait déjà les bases, Lionel Davoust a bien voulu répondre à quelques questions à propos de son univers de fantasy, Évanégyre, et notamment de sa série en cours chez les éditions Critic, Les Dieux sauvages, dont le premier, La Messagère du ciel, est sorti courant 2017 et le deuxième est attendu sous peu.
Le Bibliocosme : Bonjour Lionel Davoust.
Lionel Davoust : Bonjour Denis, bonjour le Bibliocosme.
Le Bibliocosme : Pour les habitués de votre monde d’Évanégyre, La Messagère du ciel prend place après La Volonté du Dragon et La Route de la Conquête qui sont déjà sortis depuis quelques années, mais avant Port d’Âmes, qui est sorti l’année précédente. Est-ce que vous pourriez situer ces Âges sombres, situer la géopolitique et la chronologie en place ?
Lionel Davoust : Oui, alors déjà, ce qui est vachement important, c’est que dans l’univers d’Évanégyre… alors ça va sembler un peu neu-neu, mais tout ensemble narratif est indépendant. Ce que j’entends par là, c’est que chaque récit qui est identifié comme un ensemble narratif avec une histoire – genre La Messagère du ciel, ça va être une tétralogie, ou alors une nouvelle parue indépendamment – tout cela, c’est des récits qui sont entièrement indépendants. Ça fait partie d’un monde plus vaste qui est le monde d’Évanégyre, donc de temps en temps, on retrouve parfois, forcément déformés par l’histoire, des lieux ou des événements, etc. mais toute histoire est entièrement indépendante. De la même manière qu’on n’a pas besoin de lire tous les romans qui se passent sur Terre pour comprendre comment la Terre fonctionne, sinon ce serait compliqué. Donc La Messagère du ciel, c’est entièrement indépendant, mais effectivement ça se passe dans les Âges sombres, qui est une époque de fantasy mais post-apocalyptique. À l’époque de La Messagère du ciel, il est dit qu’il y avait un empire dirigé par une corruptrice et Dieu, le grand dieu de vérité, Wer, voyant cela, a été offensé par cette vision et a donc décidé de détruire ce monde ancien. Et évidemment, comme c’était dirigé par une femme, eh bien les femmes sont mises à l’index – toute ressemblance avec certains cultes de l’histoire humaine n’est pas entièrement fortuite. Et donc, on est dans un monde qui est post-apocalyptique, qui est retourné à l’époque médiévale ; on comprend plus ou moins que l’empire était quand même assez technologique et, en plus pour tout arranger, la magie est devenue un peu folle ; il y a de grandes zones dites « des zones instables » où, en fait, la magie se déclenche extrêmement chaotique et créant en général ce qu’on appelles des « Anomalies ». Il y a des anomalies fixes, on sait qu’il ne faut pas y aller, mais il y a des endroits où on sait que la magie peut se déclencher à n’importe quel moment et créer toute sorte de choses et complètement pervertir les règles de la nature. En gros, en mode « super accident nucléaire », dans l’esprit.
Le Bibliocosme : Et donc dans ce contexte un peu apocalyptique, on suit Mérianne. Elle est un peu à l’image de l’héroïne Stannir Korvosa dans La Route de la Conquête, c’est une femme forte, un peu dans cet archétype-là, mais qui a une grosse force de caractère et qui doit affronter les éléments, affronter sa société aussi. Déjà, pourquoi c’est important d’avoir ce style de personnages aussi agréables ?
Lionel Davoust : Alors, déjà, de façon purement personnelle, voilà, je suis homme, cis, blanc, hétérosexuel et du coup, pour moi, il y a toujours une phrase dans le discours féministe de manière générale qui revient fréquemment pour moi, c’est « check your privilege », « prends garde à ton privilège ». J’ai conscience d’écrire du point de vue d’une position privilégiée et donc, je m’efforce de rendre grâce à l’humanité et l’humanité, ce n’est pas que des hommes cis blancs hétérosexuels. Je ne sais pas si je le fais bien, mais j’aimerais m’y efforcer. Il y a des trucs sur lesquels j’ai forcément, comme tout le monde, des zones d’ombre, mais j’ai envie d’essayer de parler autant que possible avec les outils que j’ai, qui sont forcément limités puisque je ne suis que moi, mais autant que possible, tout simplement, de réserver aux femmes la même place, ni plus ni moins, qu’aux hommes dans mes bouquins. L’autre façon, dans le cas particulier des Dieux sauvages, c’est qu’une grande partie de la volonté d’écrire les Dieux sauvages vient de l’histoire de Jeanne d’Arc qui, pour moi, est une histoire absolument fascinante, puisqu’on a là une jeune fille qui se présente comme l’envoyée de Dieu, l’Histoire la présente comme faisant un certain nombre de miracles. Elle sauve plus ou moins le monde, quand même, et puis la même Église de ce Dieu, dont elle se réclame, la fait brûler sur le bûcher, ce que je trouve assez paradoxal, faute de meilleur terme. C’est une histoire qui m’a toujours fasciné, en fait, en me disant comment ça marche ? comment on en arrive là ? Alors, en creusant l’Histoire, on comprend comment ça marche, évidemment elle est réhabilitée après, mais ça lui fait une belle jambe. Voilà, comment ce genre de paradoxes sur les systèmes institutionnels de la pensée humaine, la religion mais il y en a plein d’autres, fonctionne est toujours un truc, je crois, qui m’énerve un peu. Donc, j’ai eu envie d’en parler et face à ce monde post-apocalyptique, hyper-patriarcal et hyper-dictatorial par certains côtés, il y a une question de plaisir : c’est quand même cool d’écrire des personnages qui ont de la répartie et qui sont moteurs, c’est un plaisir d’auteur déjà. Et puis, il y a tout simplement une question narrative, qui est qu’il faut quand même un personnage fort pour pouvoir s’opposer à ça et pour déjà, dans le cadre de Mérianne, avoir décidé à 14 ans – elle est confrontée au choix « est-ce que je rentre dans le moule et je deviens une serfe comme toutes les autres et je vais servir de mère à des enfants et puis voilà je n’aurai pas le droit de l’ouvrir OU est-ce que je décide d’embrasser la liberté, de vivre en zone instable et de dire, en gros, en substance fuck à tout le reste, tant pis je ne vivrai peut-être pas vieille, mais au moins je vivrai libre ? » – ça dénotait déjà d’une certaine force de caractère. Donc, clairement, il y a un plaisir d’auteur d’écrire des personnages comme ça et il y a aussi un impératif narratif qui est que si je dépeins quelqu’un qui doit survivre dans ce monde-là et peut-être faire son chemin, peut-être devoir s’efforcer de sauver le monde, alors que le monde ne va pas forcément la laisser faire, il faut quelqu’un qui ait les reins solides, tout simplement !
Le Bibliocosme : C’est ça qui est drôle d’ailleurs, elle est sollicitée par la divinité, mais elle, elle ne veut pas et pourtant il va essayer de la forcer pour rentrer dans le moule…
Lionel Davoust : Tout à fait. Et puis, le problème de Mérianne, c’est que c’est quelqu’un qui a bon cœur. Une des raisons pour lesquelles elle a quitté sa société, c’est parce que ça lui brisait le cœur de voir ça, aussi. Sans spoiler – le volume 2 n’est pas encore sorti – il y a un moment où elle en discute et elle dit « bon, ouais effectivement, c’est peut-être courageux, mais il y a aussi une part de moi qui considère que j’ai fui. J’ai résolu le problème en me disant ‘‘je ne veux rien avoir à faire avec ça’’ ». Il y a tout un jeu pour moi – j’espère que ça amuse le lecteur aussi – il y a tout un jeu pour moi sur la religion où c’est une religion où on sait que Dieu existe, ça ne veut pas forcément dire qu’on est d’accord avec lui, ni même qu’on ne va pas croire en Lui, au sens de croire en quelqu’un en se disant « j’ai confiance en toi ». « Oui, je sais que tu existes, mais je vais quand même me méfier, parce que tu as quand même détruit le monde ». La foi et la preuve sont deux choses qui ne sont finalement pas forcément correllés, en tout cas chez Mérianne. Forcément, avec ce personnage-là, cela me permet de traiter, à travers la relation qu’elle a avec ce dieu-là qui l’a choisie, qui la met en position d’être en première ligne dans la guerre que se mènent les deux dieux ennemis, cela me permet d’explorer à travers la discussion qu’Il a avec elle, forcément c’est plutôt quelqu’un de rebelle, ça me permet d’explorer un certain nombre de paradoxes ou de contradictions des dogmes religieux de manière générale.
Le Bibliocosme : Du coup, c’est d’autant plus vrai dans notre société aujourd’hui ? Est-ce que vous ressentez – peut-être pas une forme de « réaction », « réactionnaire » c’est sûrement trop gros – qu’il y a besoin d’œuvres de fantasy de ce type-là ?
Lionel Davoust : Je pense qu’il y a toujours besoin de discuter de la religion de manière générale. Je pense que, de manière générale, il y a toujours besoin de discuter de la croyance qu’on ne questionne pas. J’ai eu la chance – pour moi ça a été un honneur – de participer, en m’occupant de ce qui était vulgarisation scientifique, aux traductions de La Science du Disque-Monde, écrit par Terry Pratchett, Jack Cohen et Ian Stewart, qui sont des scientifiques. On a co-traduit ça avec Patrick Couton. Pour moi, l’empirisme et la méthode scientifique sont l’une des plus grandes conquêtes de l’esprit humain. C’est ce qui nous a permis d’envoyer des gens sur la Lune ; c’est ce qui nous permet de comprendre toujours mieux le monde dans lequel on vit ; c’est ce qui nous permet de sortir du mode de pensée purement tribal, quel qu’il soit, où on accepte la parole venue d’En-haut, simplement sur la valeur qu’elle vient d’En-haut. Questionner et écouter le monde dans lequel on vit, s’interroger dessus, c’est la base de la remise en question personnelle, c’est la base de la société. C’est la base de se dire « peut-être que je n’ai pas nécessairement, entièrement, 100% raison tout le temps sur le mec qui est en face de moi ». Accepter la manière dont on fonctionne ensemble, tout cela, c’est même au-delà simplement de juste s’interroger sur la manière dont le monde fonctionne et peut-être devenir meilleur, simplement c’est une question de survie, pure et dure. C’est quelque chose qui a toujours existé, mais quand on est dans une époque où – quelle que soit la religion parce qu’il y a des fondamentalistes chrétiens aux États-Unis qui sont gratinés aussi – quelle que soit la religion où on est, il y a des gens qui sont prêts à se tuer et à vous tuer vous alors que vous n’avez rien demandé à la question, là, l’étape du doute raisonné, quelque part, elle ne s’est clairement pas faite. Cela ne veut pas dire, au contraire, j’en avais parlé dans Léviathan, je ne suis pas du tout en train de dire qu’il n’y a aucune place pour l’expérience du sacré dans l’expérience humaine. Au contraire, je crois beaucoup à ce que disait Carl Gustav Jung, c’est-à-dire il parlait du « numineux », c’est justement l’expérience du sacré. Mais l’expérience du sacré, elle est éminemment personnelle. Pour moi, il y a une place et, à mon avis, c’est le défi de l’espèce humaine au XXIe siècle, pour arriver à cette espèce de sérénité positive, de lâcher-prise, qui permette d’allier cette composante spirituelle au sens large de « numineux », d’expérience du sacré parce que ça nourrit, l’expérience humaine, on n’est pas des machines, mais en même temps intégrer la méthode empirique et le doute raisonné de manière à toujours progresser sur la connaissance du monde et la connaissance de soi. Arriver à réconcilier ces deux dimension, pour moi, c’est le défi de l’espèce humaine au XXIe siècle. Quand je vois qu’aujourd’hui, il ya quand même pas mal de gens qui doutent que la Terre est ronde ou qu’on est allé sur la Lune, et que le raisonnement prévalent, voilà. Et qu’il y a des gens qui considèrent que « parce qu’il y a une espèce de vague étude qui… » ; quand j’entends des trucs comme « la conspiration du lobby médical pour faire vacciner les enfants, etc. », enfin on est clairement dans un obscurantisme qui est très inquiétant et qui prend du terrain. Quand on voit sur internet, des idées qui se répandent comme quoi la meilleure preuve d’une conspiration, c’est justement qu’il n’y a pas de preuve, ça montre bien comment ils sont forts. Là, il ne faut pas trop d’angélisme non plus, à un moment quand des faits sont làn qu’on a la possibilité d’aller les chercher, ça me paraît nécessaire de questionner. Tout simplement, je ne donne pas des leçons, j’écris des bouquins de fantasy, j’écris des histoires. Mais j’aime qu’en écrivant des histoires, on se pose des questions. Et je n’apporte pas les réponses. Il y a les réponses de l’histoire qui sont des réponses de personnages, qui ne sont pas les miennes. Si j’écris des bouquins, c’est justement parce que je me pose des questions sur des trucs et que je n’écris pas sur des trucs dont j’ai les réponses, parce que je les ai déjà (pourquoi j’écrirais des bouquins dessus ?). C’est juste un jeu à travers la fiction et je pense que c’est nécessaire de s’interroger ensemble sur la place de ces choses-là par rapport à la vie qu’on mène et par rapport au monde qu’on veut créer.
Le Bibliocosme : Justement, c’est ça qui est intéressant : bien souvent, vous faites bien la différence entre l’Histoire et le récit qu’on en fait. Dans La Messagère du ciel, vous brassez toutes vos anciennes publications ou en tout cas les faits qui sont réutilisés, réécrits. On parle beaucoup des souvenirs, de la mémoire qu’on garde des faits justement. Comment vous réfléchissez cela au moment de l’écrire ? Est-ce que vous faites une trame de base et vous remélangez tout derrière ou bien cela vient plus au fil du truc et vous disséminez des petits indices ?
Lionel Davoust : Alors pour Évanégyre, de manière globale, « I have a plan ». J’ai un plan, je sais toutes les grandes réponses et les grands mouvements de l’Histoire, les différentes Âges, ce qui s’est vraiment passé à chaque époque. Mais l’histoire n’est pas une science exacte. Il y a forcément le gouffre des siècles, le gouffre des interprétations. En plus avec les Dieux sauvages, c’est entre guillemets d’autant plus facile puisque comme tout a été détruit et remis à zéro, forcément les subsistances de ce qui s’est passé avant, c’est très facile, surtout quand on n’a plus les clés pour décoder ce qui se passe. Il y a une expérience sociologique, qui m’avait beaucoup amusé quand j’étais tombé dessus, où on met des gens dans une pièce face à un ordinateur et le but, c’est de faire allumer une lumière sur l’ordinateur et on leur met un clavier sous les yeux. En fait, il faut qu’ils trouvent comment ils font. Donc, vous avez des gens qui sortent et qui vous disent « Ah, il faut taper sept fois sur la barre d’espace » ; il y en a d’autres qui disent « il faut taper tel mot de passe », parce que ça marche à chaque fois et en fait ils ont tous une réponse différente. En fait, on se rend compte après coup que le truc, c’est que la lumière s’allume toutes les cinq secondes, quoi qu’il arrive, quoi que les gens fassent. Donc, l’histoire c’est un peu comme ça, je pense, avec tout le respect que je dois aux historiens. Dès qu’il y a un matériau, dès que l’humain étudie quelque chose, forcément on plaque des modèles là-dessus. Une théorie scientifique, c’est juste un modèle qui est suffisamment complet qu’on n’a pas encore réussi à mettre en défaut, en fait. Mais toute représentation humaine est un modèle de toute manière. Alors on est bien obligé d’opérer sur quelque chose sinon on devient dingue et on ne peut pas fonctionner, mais toute représentation n’est que ça. Le modèle peut être hyper affiné et tellement affiné qu’on ne peut jamais le mettre en doute, en tout cas qu’on n’y arrive pas, mais ça reste un modèle. Évanégyre est un peu construit comme ça. J’ai les faits , parce que forcément je suis le démiurge, donc je sais vraiment ce qu’il s’est passé, mais ce n’est pas tellement les faits qui m’intéressent, c’est-à-dire que vous lisez La Route de la Conquête ou vous lisez La Volonté du Dragon, je peux vous dire que l’empire se casse la gueule, en gros, en 983 de son ère, ce n’est pas l’idée, ce n’est pas la question, ce n’est pas le fait qui est important, c’est ce qui s’est passé et pourquoi, comment les gens l’ont vécu, quel impact cela a eu sur eux, quel impact cela a sur les gens qui suivent. Dans les littératures de l’imaginaire, je trouve qu’on a… c’est un grand jeu de créer des mondes, bien sûr ; on est le seul domaine où on peut faire ça. Mais, en fantasy en particulier, je trouve qu’on a un tout petit peu trop tendance à confondre l’arbre et la forêt, c’est-à-dire que, évidemment le jeu du monde est super important, mais finalement le monde n’a pas tellement d’importance. En fait, en réalité, en terme narratif, ce qui est important c’est les gens qui vivent des trucs dessus. Dire que l’empire se casse la figure, dire que les Âges sombres se finissent à un moment, ça n’a pas tellement d’importance. Ce qui est important, c’est comment, par qui, pourquoi. George Martin disait « ce qui m’intéresse dans l’Histoire, ce sont les histoires ». À mon avis, quand on parle de fiction, on raconte des histoires. Dans le cours de l’écriture, j’ai à peu près les ambiances que je veux à chaque Âge et à chaque époque, et comme un monde c’est grand, comme une Histoire c’est vaste, au sens de la frise historique, j’ai finalement relativement le loisir d’interpréter ; je fonctionne beaucoup avec des forces génératrices, en fait. C’est « quelles sont les forces en présence, à tel moment et à tel endroit ? » et c’est essayer de dérouler ça de la manière la plus naturelle et la plus logique possible à travers les gens qui vivent le contexte et c’est ça qui fait une histoire, à mon avis.
Le Bibliocosme : Dans La Messagère du ciel, cela se voit concrètement parce qu’il a tout un tas de points de vue différents. Je pourrais en prendre quelques-uns, mais le plus difficile à écrire, ce serait lequel (autre que Mérianne) ?
Lionel Davoust : Le plus difficile, hum. En fait, les plus difficiles à écrire, ils ne le sont pas pour des raisons de narration ou d’univers, ils le sont pour des raisons purement narratives. Il y a certains personnages pour qui il est parfois plus difficile de maintenir l’attention narratif que pour d’autres. C’est vraiment, tout simplement, des questions comme ça.
Le Bibliocosme : Par exemple ?
Lionel Davoust : Le dauphin, par exemple, Erwel, qui est le jeune héritier de la Couronne, qui a seize ans, qui est très idéaliste, qui est très naïf aussi, mais il a seize ans et il a grandi dans un monde un peu protégé, protégé par son père, pour le meilleur et pour le pire d’ailleurs, parce qu’il va se retrouver assez vite en situation de devoir prendre des décisions et il est carrément préparé pour, le pire c’est qu’il le sait. C’est un personnage que j’aime beaucoup, parce que c’est un des rares personnages positifs avec encore une certaine fraîcheur et candeur de la jeunesse, heureusement qu’il y en a. Mais ce n’est pas forcément évident au sens purement narratif, parce que moi je n’ai pas envie, c’est pour ça que ça me gonfle quand je dis ça, je n’ai pas envie de raconter des moments où il ne se passe vraiment pas grand-chose, tout simplement. Quand on a quelqu’un comme ça qui est en formation, en passage à l’âge adulte, ce n’est pas toujours évident, au sens purement narratif, c’est vraiment de la pure technique d’écriture, ça nécessite plus de travail pour réfléchir à se dire, bon, « qu’est-ce que je vais pouvoir montrer d’intéressant concernant son histoire et sa tension narrative ? qu’est-ce qui est important à montrer le concernant ? ». C’est toujours beaucoup plus facile de raconter… c’est le simple adage « les gens heureux n’ont pas d’histoires », c’est plus facile de raconter l’histoire de Mérianne qui est constamment sous pression, ou Chunsène aussi, qui sont des personnages qui en voient des vertes et des pas mûres, qui en bavent, qui sont constamment, quelque part, en mode survie, qui ont constamment à devoir s’extirper de situations difficiles. Alors, après, pour l’équilibre du bouquin, c’est bien d’avoir des personnages comme Erwel, qui permettent de calmer un peu la tension et de respirer, mais ça nécessite un peu plus de travail, de préparation, en fait de façon purement technique, pour trouver comment – car Erwel, il passe une bonne partie du volume 1 à voyager d’un endroit à un autre – lui faire avoir une vie intérieure, plus riche et lui trouver de l’opposition quelque part, du conflit. Alors, de par sa situation, ça finit par arriver assez naturellement, mais le truc paradoxal de l’écriture, c’est que ce truc naturel nécessite d’un petit peu plus rechercher et d’aller creuser un peu plus pour trouver, que pour un personnage qui est constamment en train de devoir prouver sa légitimité, survivre à des attaques, s’évader, ce genre de choses.
Le Bibliocosme : Cela ne va pas contre votre façon de faire, puisque vous avez tendance à beaucoup planifier et vous communiquez pas mal là-dessus. Ce format, de tétralogie désormais, il s’est organisé comment et est-ce qu’il peut encore changer ?
Lionel Davoust : Alors, c’est une de mes citations préférées en écriture : j’ai longtemps cru que c’était Sun Tzu, mais en fait c’est Von Moltke qui disait « aucun plan de bataille ne survit à sa rencontre avec l’ennemi ». Et j’ai beau planifier à mort, en fait, de plus en plus j’ai l’impression que planifier c’est juste pour me rassurer, que je ne vais pas tomber à court, parce que ma grande trouille, c’est « est-ce que je ne vais pas tomber à court de trucs à raconter ? ». Donc, en général, j’écris de plus en plus des plans pour pouvoir me dire « c’est bon, j’ai un plan B, au cas où je cale ». J’ai une logique ou, en tout cas, ça me permet de revenir à mes intentions, si jamais je me perds. Mais, dans les faits, le plan de bataille, même si… en fait si, j’ai une histoire à raconter avec les Dieux sauvages, mais au fur et à mesure que je descends dans la tranchée et que je vis l’aventure avec les personnages, par moment il y a des trucs qui se réajustent, il y a des trucs qui émergent, des fois il y a des surprises merveilleuses où on se rend compte que, c’est pour ça, même si je planifie beaucoup, je vais arriver à lâcher prise. Quand on planifie et qu’on a un peu tendance à être un peu strict sur le contrôle, ce n’est pas toujours facile. Mais il faut faire confiance à son inconscient, parce qu’en général, il vous sert les trucs. Je ne spoilerai pas et donc je serai relativement évasif, mais par exemple, dans la suite de la série – parce que j’ai un peu étudié la Guerre de Cent Ans pour romancer, et je m’en éloigne beaucoup quand même, mais si on connaît l’épopée de Jeanne d’Arc, tous les jalons sont là, en fait, souvent extrêmement méconnaissables et extrêmement remagnés, mais ils sont là quand même – il y a un jalon de la Guerre de Cent Ans que j’avais très envie de mettre, quand j’ai commencé à bosser sur ce truc-là et j’ai fini par me rendre compte, au fur et à mesure de l’écriture, que non, on ne va pas le mettre, tant pis, c’était vachement une opportunité narrative mais ça n’ira pas donc je m’en passerai. Et en fait, je me rends compte, arrivé donc à la moitié de la série, puisque j’ai fini le 2, qu’en fait, vu la manière dont l’élan de l’histoire s’est agencé et s’est avancé, en fait finalement mon inconscient m’a servi sur un plateau le fait de pouvoir réintégrer cette opportunité que je croyais avoir complètement évincée. Donc, je sais où je vais, je sais où je finis, je sais quels sont mes points de passage importants, mais au fur et à mesure de l’avancée, de la manière dont certains personnages réagissent, il y a des ajustements. Je sais que, par exemple, à peu près au premier tiers ou à la moitié de La Messagère, je sais que le plan avait déjà changé et tout l’équilibre de la série a changé, en fait. Je sens qu’il y a des passages de mon plan d’origine qui sont parfois des pans entiers, genre un demi-bouquin, qui vont totalement être escamotés, je me rends compte que le focus de l’histoire n’est pas là et ça ce n’est pas si intéressant que ça. L’histoire, elle doit se diriger vers ailleurs, cela n’empêche pas que je passe par les jalons les plus importants que j’ai décidés et que je vais terminer à l’endroit que j’ai décidé, absolument. Je pourrais l’écrire, mais je ne le fais pas parce que, justement, je veux pouvoir conserver la dynamique de l’écriture, conserver la valeur de la surprise, même si je planifie. Mais je sais où je finis, je sais quels sont les fins mots de l’histoire, je sais quels sont les principes générateurs donc, globalement, à partir du moment que les principes générateurs sont bien calés, je peux à peu près finir à l’endroit où je veux finir, mais il y a forcément des détours, des agencements et des surprises. Quelque part, heureusement, parce que c’est ça qui me fait vivre et… Oui, j’aime beaucoup l’image – je fais un peu du « name dropping », je suis désolé – j’aime beaucoup l’image d’Aristote qui dit qu’« une histoire, c’est l’actualisation d’une situation riche de potentialités ». Et, en fait, j’essaie d’avoir bien le film des potentialités, ma situation, parce que forcément je connais la fin et, à partir de là, j’essaie d’actualiser la situation en la suivant. Et si je connais ma fin, et si j’ai bien défini ma situation riche de potentialités, je vais peut-être prendre des détours inattendus, mais je vais finir là où je pensais devoir finir et passer par les points importants. Mais oui, il y a eu déjà beaucoup d’ajustements. Je ne spoile pas mais dans La Messagère, vers les deux tiers, la reine Izara prend une décision que je n’avais absolument pas prévu, mais une fois arrivée là, elle l’a prise pour moi, et j’ai fait « ben oui, en fait c’est vachement bien, c’est même mieux que ce que j’avais imaginé ». C’est rigolo, parce que c’est justement cette décision qui me permet, je le constate à la fin du volume 2, de réintégrer cet aspect historique dont je parlais, que je croyais devoir laisser de côté, et en fait non. Voilà, l’inconscient est une machine formidable.
Le Bibliocosme : La sortie est prévue pour quand ?
Lionel Davoust : La sortie est prévue pour mars [2018]. En fait, il était censé y en avoir trois, mais comme la série a pris vraiment beaucoup d’envergure, je me suis rendu compte qu’il fallait en faire quatre. Alors, je touche du bois, normalement ça devrait être quatre, mais on commence déjà à me chambrer en me disant que si ça se trouve, il y en aura cinq. Ce n’est pas le but, ce n’est vraiment pas le but. Le volume 2 s’appellera Le Verrou du fleuve et La Fureur de la Terre qui devait être le 2 sera finalement le 3. Mais, en fait, c’est les deux ensembles d’un plus grand ensemble narratif. Et le 4 s’appellera L’Héritage de l’Empire. Donc le 2 sort en mars et La Fureur de la Terre sortira le plus vite possible après, en tout cas je fais tout ce que je peux, je ne fais que ça, donc je fais vraiment tout ce que je peux pour que les délais soient les plus courts possibles. En tout cas, je m’engage à ce qu’il n’y ait jamais… qu’il y ait au maximum un an entre chaque volume. Là, ça a marché, car La Messagère du ciel est sorti en mai 2017 et Le Verrou du fleuve sortira en mars 2018, donc pour l’instant contrat rempli et je vais m’efforcer de raccourcir au maximum le délai toujours entre deux. Le Verrou du fleuve a été un peu compliqué, j’ai pris un peu de retard par rapport à ce que j’avais annoncé, j’ai pris quatre mois de retard. En fait, au fur et à mesure, j’ai pu constater, justement en descendant dans la tranchée avec mes personnages, qu’en fait c’était ce deuxième grand acte de la série qui était finalement beaucoup trop ambitieux pour un seul bouquin et qu’il fallait le scinder. Normalement, on devrait en rester là mais comme j’ai dit que ce serait trois et que finalement c’est quatre, je n’ose plus rien dire et m’engager. Mais en tout cas, le plan c’est ça, modulo les hasards de la création qui ne sont pas une science exacte.
Le Bibliocosme : J’allais terminer avec cela : vous reste-t-il du temps pour faire autre chose, de la musique, des traductions, les cours… ?
Lionel Davoust : Alors, je vais traduire le troisième Bibliomancien – ce sont les volumes de Magie ex Libris à L’Atalante de Jim Hines – qui est une série dans laquelle j’ai beaucoup de plaisir, qui est une véritable déclaration d’amour à la lecture, qui est hyper fun en plus, et au genre, à la fantasy, à la SF, au fantastique, donc forcément c’est vachement plaisant. Il y a un petit côté geek dans ses bouquins, donc ça ne déplaît pas. Ensuite, il y a toujours le blog et le podcast Procrastination qu’on fait avec Mélanie Fazi et Laurent Genefort, on a attaqué la saison 2 et on a bien avancé, on a déjà plus de la moitié de la saison en boîte. Je fais la production et on les diffuse petit à petit grâce au soutien d’Elbakin.net qui s’occupe de la diffusion. Et puis, la musique, oui : normalement, il y a un autre jeu vidéo qui doit arriver. Mais c’est des trucs sur lesquels je suis, rien d’autre en tout cas de projets de bouquins ; je ne touche à strictement rien avant la fin des Dieux sauvages, même si je commence à réfléchir à ce que j’ai envie de faire après mais c’est beaucoup beaucoup trop tôt pour en parler ; pour l’instant, je prends des notes à côté quand une idée me vient, mais les Dieux sauvages sont les trois quarts de mon temps et je n’en démords pas.
Le Bibliocosme : Très bien, bon courage pour terminer dans ces deux prochaines années et bonne continuation.
Lionel Davoust : Merci beaucoup.
Merci à Lionel Davoust surtout, car il est toujours agréable de réaliser une interview aussi référencée et aussi simple car l’auteur développe facilement ses réponses sans avoir tellement besoin de le relancer. Au besoin, n’hésitez pas à faire un tour sur son site web, constamment en activité.
4 commentaires
Célindanaé
Merci beaucoup pour cette interview, quel boulot 🙂
Bravo 🙂
Dionysos
La retranscription fut un poil longue, mais passionnante. 😀
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