La femme gelée

Titre : La femme gelée
Auteur/Autrice : Annie Ernaux
Éditeur : Folio
Date de publication : 1981
Synopsis : Elle a trente ans, elle est professeur, mariée à un « cadre », mère de deux enfants. Elle habite un appartement agréable. Pourtant, c’est une femme gelée. C’est-à-dire que, comme des milliers d’autres femmes, elle a senti l’élan, la curiosité, toute une force heureuse présente en elle se figer au fil des jours entre les courses, le dîner à préparer, le bain des enfants, son travail d’enseignante. Tout ce que l’on dit être la condition « normale » d’une femme.
Je déteste Annecy. C’est là que je me suis enlisée. Que j’ai vécu jour après jour la différence entre lui et moi, coulée dans un univers de femme rétréci, bourrée jusqu’à la gueule de minuscules soucis. De solitude. Je suis devenue la gardienne du foyer, la préposée à la subsistance des êtres et à l’entretien des choses. Annecy, le fin du fin de l’apprentissage du rôle. Un mari, un bébé, un F3, de quoi découvrir la différence à l’état pur. Les mots maison, nourriture, éducation, travail n’ont plus le même sens pour lui et pour moi.
« Papa va travailler, maman range la maison, berce bébé et elle prépare un bon repas »
Je poursuis ma découverte de la bibliographie d’Annie Ernaux dans laquelle je me suis plongée récemment avec « L’événement », un récit autobiographique coup de poing où l’autrice relatait son expérience de l’avortement avant qu’il ne soit légalisé. C’est en écoutant l’un des épisodes de l’excellent « Un podcast à soi » de Charlotte Bienaimé que j’ai entendu parler pour la première fois de « La femme gelée », notamment par le biais de citations qui m’ont profondément marquée. Des extraits qui parlent sans détours et avec des mots très rudes mais très vrais des inégalités de genre au sein des couples, notamment dans l’exercice de la parentalité. Le récit est à nouveau autobiographique et relate comment, sans vraiment s’en rendre compte, l’autrice s’est laissée enliser dans un mariage et une vie de famille qui vampirisent toute son énergie, à l’image de ce que vivent à un moment de leur vie la plupart des femmes qui ont un enfant. « Il y a eu le premier matin. (…) Papa va travailler, maman range la maison, berce bébé et elle prépare un bon repas. Quel silence à l’intérieur quand le Bicou cesse de chanter. Je me vois dans la glace au dessus du lavabo sale. Vingt-cinq ans. Comment avais-je pu penser que c’était ça, la plénitude. » La femme gelée c’est elle, obligée de travaillée son concours en s’occupant du bébé et de la maison, condamnée à prendre en charge l’intégralité des tâches ménagères quand son mari jouit de la même liberté qu’au premier jour de leur relation. Et avec le sourire ! Pas question de passer pour une emmerdeuse en se plaignant à longueur de temps qu’elle fait tant et lui si peu. « Un mari, un bébé, un F3, de quoi découvrir la différence à l’état pur. Les mots maison, nourriture, éducation, travail n’ont plus le même sens pour lui et pour moi. » Écrit dans les années 1980, le roman n’a rien perdu de sa force et dénonce avec une brutalité libératrice le poids de ce qu’on appelle aujourd’hui la charge mentale, mais aussi celui de la domination masculine et des inégalités de genre criantes qu’elle engendre et perpétue.
Reste la scène, la bonne scène, qui mime tout, la révolte, le divorce, remplace réflexion et discussion, la dévastation d’une heure, mon soleil rouge dans ma vie décolorée. Sentir monter la chaleur, le tremblement de rage, lâcher la première phrase insolite qui détruira l’harmonie : « J’en ai marre d’être la bonne ! » (…) Dire dans le désordre et cette grossièreté qui lui répugne que cette vie est conne, plutôt crever que de ressembler à sa mère. Ce bonheur de pouvoir hurler à l’aliénation sans qu’il m’arrête en souriant supérieurement, pas de grands mots s’il te plaît.
Une analyse sociologique de son parcours de fille et de femme
Il faut toutefois du temps à l’autrice avant d’aborder son quotidien de femme mariée. Car Annie Ernaux tient à replacer son expérience personnelle dans une perspective plus vaste et, pour se faire, entend étudier la façon dont elle a été socialisée en tant que fille, et ce dès l’enfance. L’autrice retrace donc tout son parcours, à commencer par la façon dont fonctionnait le couple de ses parents qui, c’est important de le noter, ne correspondaient pas au schéma classique en terme de répartition des tâches. Il ne s’agit donc pas pour elle de perpétuer un modèle familial puisque son père a toujours participé aux tâches domestiques d’intérieur tandis que sa mère s’occupait essentiellement de l’épicerie familiale, et donc des relations avec l’extérieur. Idem pour le discours parental, éloigné des traditionnels « il te faudra un mari » et privilégiant plutôt les « travaille bien à l’école et trouve un bon travail ». Annie Ernaux relate aussi les rapports aux autres filles, les conversations de l’adolescence, la façon dont elle voyait alors les garçons… Tout cela est décortiqué et analysé par le prisme de la socialisation de genre : qu’attend-on d’elle en tant que fille ? Quels sont les comportements ou les discours décriés ou attendus ? Correspond-elle au genre de fille que les garçons recherchent ? Comme dans « L’événement », l’autrice effectue ici un gros travail pour raviver la mémoire, les souvenirs et les sensations de son passé, ce qui permet de rompre avec la froideur de l’analyse pure. La partie consacrée à son mariage et la maternité arrivent finalement assez tard, mais il s’agit de celle qui m’a le plus intéressée. Difficile en effet de ne pas se retrouver dans la description que fait l’autrice de son quotidien d’alors, partagé entre tâches ménagères, soins au bébé, colère rentrée, culpabilité de ne jamais en faire assez et sentiment d’étiolement et d’enfermement.
Mais il viendra le temps où je me l’interdirai, la scène, « à cause du petit », tu n’as pas honte, devant lui, la dignité, la soumission, ça veut dire. Un père ferme et une mère qui ne pipe pas mot, très bon pour la tranquillité des enfants.
Étiolement et solitude : le quotidien d’une mère
On pourrait être tenté de se dire que la vie de famille dépeinte ici serait datée. Après tout, pas mal de choses ont bougé depuis les années 1960 ! Seulement lorsqu’on regarde les statistiques on se rend compte que la répartition des tâches ménagères reste toujours aussi inégale, et que la société toute entière continue de faire peser la responsabilité de l’enfant essentiellement et presque exclusivement sur les épaules des mères. Pour cette raison, de nombreuses scènes dépeintes par Annie Ernaux continuent de résonner encore aujourd’hui, et ce d’autant plus que la question de la maternité n’est pas vraiment une thématique fréquemment abordée par les féministes. En ce qui me concerne, cela m’a ainsi fait un bien fou de voir l’autrice évoquer des choses jugées d’ordinaire affreusement banales mais qui, lorsqu’on est mère, prennent une importance capitale : les deux petites heures de liberté par jour pendant la sieste (« enfin, le sursis d’un temps fragile, empoisonné par la crainte d’un réveil prématuré, klaxon de voiture, sonnerie, conversation sur le palier »), mais aussi les interminables promenades au parc, le silence de la maison quand le conjoint s’en va, la course permanente pour tenter de tout concilier, travail-ménage-bébé-conjoint, la charge mentale qui ne cesse d’augmenter… C’est tout cela que décrit ici Annie Ernaux avec une colère à posteriori jouissive et un sens de la formule et du détail impressionnants qui donnent encore plus de force et de poids à son analyse.
« La femme gelée » est un récit autobiographique dans lequel Annie Ernaux relate à la fois la façon dont elle a été socialisée en tant que fille, mais aussi et surtout son quotidien d’épouse et de mère dans les années 1960. Un quotidien fait de tâches ménagères interminables, de solitude, et d’un profond sentiment d’injustice à l’encontre de son conjoint, aussi libre qu’au premier jour quand elle se retrouve entravée par un nombre incalculable de contraintes. L’autrice livre ici une analyse détaillée et presque sociologique de sa propre situation en essayant de coller au plus près aux sensations et aux sentiments qui l’animaient à l’époque. Plus de quarante ans après sa parution l’ouvrage n’a presque pas pris une ride, si bien que de nombreuses lectrices continueront de s’y reconnaître et apprécieront de voir cet aspect de leur vie enfin pris en compte et replacé dans le contexte plus général des inégalités de genres.
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