Science-Fiction

Interview de Christopher Bouix (novembre 2024)

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Nous avons eu l’occasion de rencontrer Christopher Bouix lors du dernier festival des Utopiales de Nantes, et il la eu la gentillesse d’accepter de répondre à nos questions sur ses dernières parutions. Bonne lecture !

Le Bibliocosme : Vous explorez dans vos deux derniers romans les nouvelles technologies et la façon dont elles pourraient changer en profondeur notre quotidien : pourquoi ce thème ?

Christopher Bouix : Aujourd’hui, je n’arrive plus à me diriger dans une ville sans utiliser un outil de type « Google » ou « Citymapper ». Au point que je ne sais plus vraiment à quoi ressemblait la vie d’avant. Comment faisait-on sans téléphone portable ? Comment communiquait-on sans les réseaux sociaux ? Je ne m’en souviens plus. J’ai l’impression qu’on vit dans une époque amnésique. On n’arrive plus à s’en passer, et on n’arrive plus à imaginer le monde sans ces produits.

L’un des problèmes que cela pose, à mon avis, c’est leur aspect intrusif. Quand j’utilise un GPS sur mon téléphone, qu’est-ce que je livre comme données ? Est-ce que mon besoin de confort justifie ce que je lui sacrifie en liberté ? Est-ce que je suis encore capable de mettre une limite, de distinguer ce à quoi je consens ou non ? Je n’ai pas vraiment de réponse à ces questions, mais je constate que les nouvelles technologies vont de plus en plus loin dans l’immersion dans la vie privée et dans la collecte de données personnelles. Bien sûr, comme tout le monde, ça m’inquiète.

Et puis il y a un paradoxe que je trouve assez violent : les nouvelles technologies sont devenues indispensables au point de ne plus se souvenir comment c’était avant, et en même temps elles sont très éphémères parce qu’elles sont dépassées et obsolètes à la seconde même où elles apparaissent. C’est le principe de cette philosophie du progrès : toujours innover, toujours proposer un produit meilleur ou mieux adapté que le précédent. Cet équilibre-là – indispensable/éphémère – sur lequel repose en grande partie notre vie contemporaine, est précaire, donc problématique. Et, qu’on le veuille ou non, tout ça bouleverse notre rapport au monde et au réel car notre cerveau se trouve constamment sollicité, d’autant qu’on ne sait pas quels nouveaux produits apparaîtront demain.

Je suis évidemment très favorable au progrès technologique. Mais je pense qu’il faudrait essayer de mener un minimum de réflexion pour essayer de comprendre comment vivre, vivre bien, c’est-à-dire vivre en conservant un accès juste au monde, au réel et aux autres, avec tous ces produits qui sont, somme toute, très récents.

La science-fiction m’a semblé un media intéressant pour explorer ces idées. L’objet de la SF, contrairement à ce qu’on entend parfois, n’est pas de prédire le futur ou de faire de la prospective. C’est de représenter le présent mais sous un angle légèrement désaxé. Dans mes livres, j’essaie de regarder les problématiques de notre monde contemporain, de regarder aussi ce qui m’angoisse et me travaille personnellement, et de tirer sur le fil pour voir jusqu’où ça pourrait aller.

Alfie

LB : Dans « Alfie » aussi bien que dans « Tout est sous contrôle », vous imaginez des sociétés où nous devenons encore plus dépendants de technologies toujours plus intrusives et aliénantes, ce qui fait beaucoup penser à la série « Black mirror » : est-ce une volonté de votre part d’écrire une série de romans un peu coup de poing sur le sujet et y a-t-il d’autres travers de notre société que vous souhaiteriez explorer dans de futurs romans ?

CB : Alfie et Tout est sous contrôle sont les deux premiers volumes d’un triptyque sur le thème de la vérité. Comment accède-t-on à la vérité ? Comment peut-on la définir ? Le problème avec les nouvelles technologies (et par ce terme, je désigne les produits qui s’inscrivent dans l’école de pensée de la Silicon Valley), c’est qu’elles vous persuadent qu’elles sont neutres. Quand vous faites une recherche sur Google,vous estimez que les résultats obtenus reflètent la vérité, ou disons sont représentatifs et objectifs. Or on sait en réalité que Google répond à une orientation idéologique très forte. C’est tout le contraire d’un outil neutre – c’est une arme politique. Donc quand on vous propose un produit, qu’on vous dit « c’est juste un outil pour vous faciliter la vie, pour rester en contact avec les gens que vous aimez, pour partager et échanger des idées, c’est super », alors que ce n’est pas un outil, c’est tout sauf un outil, c’est une arme idéologique, eh bien nécessairement votre rapport à la vérité s’en trouve bouleversé. C’est cette thématique-là qui m’intéressait pour ces trois livres.

Chacun peut être lu indépendamment, se déroule une cinquantaine d’années après le précédent, et explore un aspect différent de cette nouvelle morale « hyper-technologique ». Il y a évidemment d’autres aspects de la société contemporaine qui m’intéressent et dont j’ai envie de parler. Dans Tout est sous contrôle, je parle beaucoup de la pensée positive, du développement personnel, et de tout ce qui constitue l’idéal d’une « start-up nation » constamment et uniquement tournée vers elle-même. Ce qui me plaît, c’est de voir comment un système de pensée, n’importe lequel, même le plus ouvert et bienveillant, porte en son germe son propre totalitarisme. Quand on finit par ne voir le monde – la vérité – que par un prisme unique, quel qu’il soit, qu’on rejette celles et ceux qui n’adoptent pas le même prisme et qu’on se constitue en différentes castes ou clans, on est nécessairement dans une forme de fascisme. D’une certaine façon, je crois que c’est comme ça que fonctionne la pensée conceptuelle. Quand je parle des nouvelles technologies, des GAFAM, etc., on me dit parfois que je suis un peu extrême. Et c’est vrai ! Je n’exclus pas ma propre pensée de cette critique. Il ne peut pas y avoir de pensée antifasciste. Même la pensée qui se dit « antifasciste » est fasciste.

De ce ce point de vue, les entreprises de la Silicon Valley ont créé des systèmes fascistes car elles ont créé des systèmes de pensée, des prismes exclusifs pour voir le monde. Il faut toujours se méfier de l’intelligence : elle nous éloigne de la vérité. Sauf quand c’est l’intelligence du cœur, la gentillesse, l’amour, qui sont au fond les choses qui constituent notre singularité en tant qu’êtres humains et nous différencient des intelligences artificielles. Sur le terrain de la pensée, les hommes sont déjà battus, les IA sont plus fortes, ou elles le seront à court terme. Il faut maintenant inventer une autre forme d’intelligence que celle qui est systématiquement valorisée dans notre monde contemporain.

J’essaie donc dans mes livres d’aborder ces sujets, de mettre en scène des personnages humains et d’autres artificiels, de voir comment ils accèdent au réel, de voir comment leur rapport au monde, à eux et aux autres, devient biaisé par ces systèmes de pensées, quels qu’ils soient.

Je parle aussi des violences sociales, des inégalités, des rapports de domination dans le cadre de l’intimité. Ce sont des sujets d’actualité, mais que je n’ai pas souhaité mettre au centre des livres. Ils sont plutôt dans l’arrière-fond, un peu en sourdine.

Pour les prochains romans, je ne sais pas encore, mais j’aimerais bien parler un jour de l’enfance ou de l’adolescence, de la place et de la considération qui sont donnés à ces âges de la vie dans nos sociétés. L’enfant est un être entier, complet, mais qui est systématiquement déconsidéré ou jugé incomplet par la pensée adulte car on estime que son rapport au monde est défaillant. Et puis, dans le rapport que les adultes entretiennent à l’enfance, il y a aussi un rapport de domination, de formatage, d’uniformisation de l’esprit. J’aimerais creuser ces idées-là.

LB : Il y a toujours beaucoup d’humour dans vos romans, quels sont les ressorts que vous mobilisez pour faire naître l’amusement d’une situation pourtant anxiogène ou dramatique ?

CB : L’humour est une forme de politesse. Ce que je décris est, quand on y pense, assez terrible. D’autant que les technologies dont nous parlons n’opéreront pas de retour en arrière, c’est absolument contraire à ce qui les constitue. Donc elles ne disparaîtront qu’en cas de catastrophe majeure ou de crise mondiale. Il faut s’habituer à vivre avec, le temps que ça dure, éventuellement les critiquer, mais tout en sachant qu’elles ne feront que raffermir leur emprise sur nos vies et que nous sommes impuissants à les contrôler. Bref, tout ça peut être assez anxiogène, en effet. Donc, par égards pour mes lecteurs, j’essaie de placer quelques blagues, histoire de ne pas les démoraliser d’emblée. Un roman, c’est certes un moyen de faire passer des idées, mais ce n’est pas un pamphlet. C’est quand même avant tout un divertissement : il faut s’amuser !

L’humour est en outre un formidable ressort dramatique. Quand vous venez de terminer un chapitre comique, qui vous a fait rire et vous a détendu, et que juste après vous lisez une scène de meurtre ou un truc un peu mystérieux, l’effet sur vous s’en trouve décuplé.

Enfin, c’est une façon pour moi de m’aider à écrire. Je suis doté d’un cerveau qui a une certaine tendance à l’ennui et à la divagation. Pour rester concentré, je dois être sollicité : il faut que je m’amuse et que je sois surpris. L’humour repose précisément sur ce double mécanisme.

LB : Vos deux dernières œuvres ont aussi en commun qu’elles font référence à des classiques de la littérature (Agatha Christie pour « Alfie », les tragédies de Racine pour « Tout est sous contrôle ») : quelle est leur influence sur l’intrigue et pourquoi ces œuvres en particulier ?

CB : J’aime bien inscrire une sorte de réflexion « métalittéraire » dans mes romans. Alfie est un roman qui parle de la notion même de narration. On suit tout à travers les yeux d’un narrateur unique, et on se demande si l’interprétation qu’il fait de la vérité est bonne. Doit-on le croire ? Doit-on le mettre en doute ? J’ai donc ajouté quelques petites références à Agatha Christie qui, dans Le Meurtre de Roger Ackroyd, s’amuse aussi avec la notion de narration.

Pour Tout est sous contrôle, Racine est important car le livre est entièrement construit sur le modèle de la tragédie classique en cinq actes. Dans le théâtre classique, la comédie se finit généralement par un mariage ou une naissance, et la tragédie par une mort (parfois un meurtre). Tout est sous contrôle raconte l’histoire d’un couple qui cherche à avoir un enfant mais qui, pour cela, va devoir traverser quelques épreuves. On ne sait donc jamais si on va pencher du côté de la comédie ou de la tragédie. Ça me semblait cohérent de faire quelques petites références à Racine.

Pour moi, mon travail d’écrivain consiste surtout à inventer et à raconter des histoires. Donc mon obsession, c’est : comment faire pour que ce soit original, que ce soit un peu amusant, et que le lecteur ne puisse plus lâcher le bouquin ? Mais une fois que j’ai cette structure, cette intrigue, je réfléchis un peu : qu’est-ce que ça veut dire du point de vue littéraire ? Faire de la littérature, ça veut dire s’inscrire aussi dans une histoire de la littérature, avec des gens qui ont réfléchi avant vous, qui ont travaillé avant vous, qui se sont inscrits dans leur époque, nécessairement différente de la vôtre, qui ont expérimenté. Donc oui, c’est important pour moi, cette dimension expérimentale, stylistique, et cette réflexion sur l’objet littéraire en tant que tel.

LB : Vos personnages sont très marquants, notamment parce qu’on les sent souvent prêt.es à basculer à tout moment : comment vous y prenez-vous pour construire vos personnages et y en a-t-il un qui a votre préférence ?

CB : J’ai souvent l’impression que les personnages se construisent tout seuls. Et c’est vrai qu’ils ont une vie à eux, une personnalité à eux, indépendante. Mais quand même : je crois que chacun d’entre eux porte un petit peu de ma propre personne. Le côté ridicule de mes personnages masculins (Robin dans Alfie, Néo dans Tout est sous contrôle), cette tendance qu’ils ont à être un peu balourds et pas très fins, très ancrés dans une masculinité qu’ils ne remettent pas trop en question, ou alors mollement, je crois que ça vient de moi, ce sont des petites piques que je me lance. Tout comme la tendance de Juliette dans Tout est sous contrôle à être vaguement nunuche, c’est un peu moi. Ils sont inoffensifs, mais c’est vrai qu’ils sont sur la brèche : embarqués les uns et les autres dans des systèmes de pensée qui faussent leur rapport à la vérité et qui peuvent les conduire à leur perte. Et au final, ils ne sont plus si inoffensifs que ça.

Mes personnages préférés, ce sont sans doute les enfants dans Alfie et Mina dans Tout est sous contrôle. Ce sont des personnages qui ne comprennent pas vraiment le monde dans lequel ils vivent mais qui s’accrochent. Je me reconnais aussi en eux.

LB : Vos ouvrages sont de véritables page-turner : comment vous y prenez-vous pour construire votre intrigue ? Combien de temps en moyenne dure l’écriture d’un roman ?

CB : Merci ! Comme je le disais plus haut, j’essaie surtout de ne pas m’ennuyer. Je pars du principe que, si je m’amuse, les lecteurices s’amuseront aussi. Pour ce qui concerne la construction de l’intrigue, c’est un peu flou, même pour moi. Je n’aime pas faire de plans car j’ai l’impression que ça me prive de ma liberté d’improviser. Mais je sais quand même globalement où je vais. Je ne sais pas trop comment je vais faire, je ne sais pas exactement ce qui va se passer, mais je sais qu’on va y arriver d’une façon ou d’une autre. Des fois, je suis surpris par les choix que font les personnages, mais je m’adapte.

Pour le temps de l’écriture, on me pose beaucoup cette question mais sincèrement c’est impossible de savoir. Quand est-ce qu’on écrit, quand est-ce qu’on n’écrit pas ? Je ne sais pas… Parfois, j’ai l’impression de ne rien faire et tout d’un coup des idées d’histoires me viennent. Est-ce que je suis en train d’écrire, de travailler sur un roman ? On peut avoir une idée qui germe dans un coin de la tête, l’oublier, la retrouver deux ans plus tard, commencer l’écriture. Est-ce que ça veut dire qu’on a écrit cette histoire pendant deux ans ? Non… et pourtant, l’idée a bien mûri pendant tout ce temps, elle a travaillé puisqu’elle a ressurgi.

Quand je côtoie des gens, quand j’observe, quand je discute, bref, tout le temps, ça finit par nourrir l’écriture. Globalement, une fois que je me motive et que je m’y mets vraiment (c’est-à-dire une fois que ce processus de maturation des idées est plus ou moins terminé), j’essaie de me mettre derrière mon ordinateur tous les matins, et ça me prend entre quatre et six mois. Puis je reprends, je réécris, ça peut durer longtemps. J’arrête quand je ne m’amuse plus.

LB : Lisez-vous vous-même de l’imaginaire et, si oui, avez vous des conseils de lecture ?

CB : Je lis à peu près de tout, je n’ai pas du tout envie d’avoir d’a priori sur un genre littéraire en particulier. Je lis de la littérature classique, contemporaine, blanche, noire, d’imaginaire, de tout. J’ai découvert la science-fiction dans mon adolescence, alors forcément les œuvres qui m’ont marqué sont un peu anciennes. Bradbury, Asimov, Matheson, j’aime bien l’âge d’or de la SF, c’est ce qu’on trouvait le plus facilement dans les années quatre-vingt dix. Après j’ai découvert la new wave et la SF des années 60-70. La SF contemporaine, c’est venu encore plus tard.

Donner des conseils de lecture c’est compliqué, car après coup on a toujours l’impression d’avoir oublié de citer tel ou tel bouquin. Parmi mes camarades autrices et auteurs d’Imaginaire français contemporains dont la lecture m’a marqué dernièrement, je peux conseiller de lire Christophe Siébert, Catherine Dufour, Christophe Carpentier, Justine Niogret, Benjamin Fogel, Audrey Pleynet, Sabrina Calvo, Jérôme Leroy...
Et voilà, je suis sûr que j’en oublie et que je regretterai demain !

LB : Avez-vous des projets d’écriture en cours et si oui pouvez-vous nous en parler ?

CB : Le troisième volume de mon triptyque sur l’IA paraîtra en avril 2025, toujours Au Diable Vauvert. Le titre : Le Mensonge suffit. Encore un truc qui va parler de rapport biaisé à la vérité. Mais d’une façon un peu différente. Je ne dis rien pour ne pas spoiler, mais j’espère que ce sera surprenant !

Merci donc à Christopher Bouix de nous avoir accordé cette interview, et rendez-vous avril pour découvrir son nouveau roman !

Passionnée d'histoire (surtout le XIXe siècle) et grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement) mais aussi d'essais politiques et de recherches historiques. Ancrée très à gauche. Féministe.

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