Les beaux et les élus
Titre : Les beaux et les élus
Auteur/Autrice : Nghi Vo
Éditeur : L’Atalante
Date de publication : 2024 (août)
Synopsis : En pleines années folles, le quotidien des Fay, Baker, Gatsby et autres nantis est synonyme de soirées décadentes, d’amours libres et de cocktails explosifs. Sans oublier les fantômes et les démons, les âmes vendues contre quelque richesse, et le papier découpé qui prend vie. Née au Tonkin puis élevée dans la haute société américaine, Jordan Baker est à la fois intégrée et exclue de la jeunesse dorée de l’ère du jazz, oscillant entre privilèges et portes fermées. Lui reste à apprendre comment découper la parfaite clef en papier.
…
Une réécriture du classique de Scott Fitzgerald
En 2023, les éditions L’Atalante ont commencé à éditer plusieurs novella de l’autrice américaine Nghi Vo. Quatre sont parues à ce jour et toutes se situent dans le même univers, celui des « Archives des Collines chantantes » mettant en scène un décor de fantasy d’inspiration asiatique et faisant la part belle à la magie, la poésie et à des parcours de femmes hors du commun. Cette fois, c’est un roman que l’éditeur a choisi de traduire, et l’univers n’a rien à voir avec celui de ses textes précédents. Avec « Les Beaux et les Elus », Nghi Vo signe en effet une réécriture du célèbre roman « Gatsby le Magnifique » de Scott Fitzgerald. L’intrigue est ainsi globalement la même et relate les déboires de plusieurs jeunes gens issus de la bourgeoisie américaine, dont un certain Gatsby, nouveau riche particulièrement en vue en raison des fêtes somptueuses qu’il organise et qui ne rêve rien tant que de reconquérir son ancienne amante, Daisy. Seulement cette dernière, rencontrée avant qu’il ne soit mobilisé pour participer à la Première Guerre mondiale, est désormais mariée à Tom, un jeune homme un peu rustre qui ne la rend pas heureuse mais grâce auquel elle bénéficie d’un excellent statut social. Le roman de Nghi Vo reprend donc le même fil rouge que celui de l’œuvre culte de Fitzgerald, mais en y apportant des changements de taille. Le premier réside dans le choix du protagoniste qui n’est plus ici le charismatique financier mais Jordan, amie de Daisy originaire du Tonkin et arrachée à son pays par une famille américaine fortunée alors qu’elle était encore enfant. C’est par les yeux de la jeune femme que l’on va donc suivre cette histoire, en apparence presque exclusivement consacrée aux plaisirs auxquels se livrent la jeunesse dorée américaine, entre fêtes, consommation excessive d’alcool, drogue et libertinage.
Violence et implicite
Il suffit pourtant de gratter la surface pour se rendre compte que tout n’est pas si reluisant que cela dans le monde de Gatsby, Daisy et compagnie. Le choix de faire de Jordan la narratrice (alors qu’il ne s’agit que d’un personnage assez secondaire dans l’œuvre d’origine) permet en effet à l’autrice d’aborder des questions qui, je pense, sont absentes du roman de Fitzgerald (que je n’ai malheureusement pas encore eu l’occasion de lire, si bien que de nombreuses références sont sans aucun doute passées sous mon radar). Le roman aborde de front des thématiques très actuelles comme celui des violences faites aux femmes ou du racisme, le personnage appartenant certes aux classes supérieures mais étant sans arrêt renvoyée à ses origines jugées délicieusement exotiques. On retrouve bien ici la patte de Nghi Vo qui n’a pas son pareil pour éviter d’aborder un sujet de façon frontale mais joue au contraire énormément avec l’implicite. Une grande partie des scènes consiste ainsi à mettre en scène les soirées de Jordan auprès de Daisy, Gatsby, mais aussi Nick, qui tombe sous son charme mais qu’elle doit se résoudre à partager. Ces non-dits permanents participent à atténuer la violence ou la crudité de certaines scènes du roman tout en, paradoxalement, les soulignant. Ce procédé permet ainsi de révéler, sans avoir l’air d’y toucher, ce qui se cache de glauque et de malsain derrière les strass et les paillettes. L’autrice parvient ainsi à faire évoluer notre regard sur les personnages qui, s’il est difficile de les qualifier d’attachants (Jordan mise à part), n’en bénéficient pas moins d’une personnalité fouillée et complexe permettant beaucoup de nuances.
L’intrusion du surnaturel dans le contexte des années folles
Le roman est aussi intéressant en ce qu’il propose une plongée assez immersive dans les années folles. Essor du jazz, contournement de la prohibition, spectre de la Grande guerre qui continue de planer, colonisation… : si le contexte des États-Unis des années 1920 ne se dévoile qu’en filigrane, l’autrice en dit assez pour nous permettre de cerner cette époque très particulière. L’Amérique de Nghi Vo n’est toutefois pas tout à fait celle que l’on connaît, et ce par bien des aspects. Le premier, et non des moindres, réside dans l’existence de différentes formes de magie qui semblent acceptées par tout le monde. L’expression « pacte avec le diable » n’a ici rien de métaphorique ! Cela se traduit de manière assez subtile dans les effets provoqués par l’absorption de certaines boissons, dans le côté spectaculaire et un peu hors du temps des festivités organisées par Gatsby, ou encore dans le pouvoir de Jordan. Cette dernière possède en effet un don qu’elle tire de ses origines et qui lui permet de donner vie à des créatures de papier. La présence du surnaturel dans le récit accentue le décalage avec l’œuvre de Fitzgerald, bien que l’autrice en respecte scrupuleusement les étapes clés. L’autrice a également fait le choix de faire des relations homosexuelles quelque chose de très banal, les personnages nouant des relations avec des partenaires des deux sexes sans que personne ne trouve a y redire, prenant ainsi le contre-pied de l’homophobie ambiante de l’époque (et à l’inverse de ce qu’a pu faire Ellen Klages dans « Passing Strange » qui abordait également le sujet dans un contexte similaire).
« Les Beaux et les élus » de Nghi Vo propose une nouvelle version du classique de Fitzgerald « Gatsby le Magnifique » en y introduisant des thématiques plus contemporaines et en y ajoutant une touche de surnaturel. Le résultat est du plus bel effet, aussi est-ce avec beaucoup d’intérêt que l’on découvre la vie de cette jeunesse dorée américaine et les élans qui la traverse. Jouant en permanence avec l’implicite, l’autrice nous invite à voir au-delà de l’apparente superficialité de ses personnages pour aborder des sujets aussi passionnants que variés avec un regard décalé rendu possible grâce à un choix de narration original.
Autres critiques : ?
Un commentaire
Ma Lecturothèque
Ayant beaucoup aimé La séries des « Archives des Collines-chantantes » de Nghi Vo, j’ai tout de suite repéré ce titre à sa sortie. Je suis contente de lire ton retour qui me conforte dans mon envie de découvrir « Les beaux et les élus » !