Fantasy

Les fauteurs d’ordre

Titre : Les fauteurs d’ordre
Auteur : Jean-Philippe Jaworski
Éditeur : Denoël
Date de publication : 2024 (juin)

Synopsis : Azurée Capitolina s’est récemment emparée du conseil de Régence en s’appuyant sur l’exaspération populaire contre la corruption des élites. À son service, le conseiller Praetor est chargé de la politique d’épuration dans le royaume. Il applique les nouvelles lois de restauration de l’ordre et de purification ethnique avec un zèle et une efficacité – redoutables. Spoliations, interrogatoires musclés, pendaisons arbitraires, intimidations… son quotidien le satisfait pleinement, convaincu qu’il est d’être dans son bon droit et d’œuvrer pour le bien commun. Et si les honneurs venaient le récompenser, ce ne serait que justice. Mais est-il pour autant à l’abri d’un inattendu revers de fortune ? Ce pouvoir dont il est le bras armé ne risque-t-il pas de mordre – voire dévorer – la main qui le sert ?

Les biens expropriés se signalaient par leurs portes enclouées, peintes de grandes croix. Une mesure astucieuse, jugeait Paetor ; elle dissuadait les curieux d’approcher puisqu’on ne pouvait distinguer un immeuble en quarantaine d’un bâtiment sous saisie. Judicieux amalgame : après tout, les opinions malpensantes ou le sang abâtardie des derniers propriétaires répandaient la plus contagieuse des infections.

Quand la fantasy s’inspire de l’actualité politique

Il n’aura échappé à personne que, le 7 juillet dernier, on a senti le vent de boulet de très très près, le NFP réussissant finalement à devancer l’extrême-droite que les sondages donnaient déjà comme grande gagnante de cette dissolution surprise. Le rapport avec la littérature en général, et la fantasy en particulier ? La réponse tient en un petit conte subversif signé Jean-Philippe Jaworski, l’un des auteurs les plus emblématiques de la fantasy française depuis la parution de son roman à succès « Gagner la guerre ». C’est en effet suite à l’annonce des élections législatives anticipées et à l’arrivée potentielle de Jordan Bardella à Matignon que l’auteur a eu l’idée d’écrire ce court texte au sous-titre relativement éloquent : « Ils ont pris le pouvoir et comptent bien s’en servir. » Ou pour le dire autrement : qu’est-ce que pourrait concrètement donner un parti à tendance fasciste au pouvoir ? « Une éventuelle ressemblance avec l’actualité n’est pas DU TOUT une coïncidence », nous informe l’éditeur. La nouvelle met en scène un certain Hiero Praetor, magistrat au service de la Régente, dont on comprend vite qu’elle a instaurée une dictature implacable et dont le protagoniste est un partisan pour le moins zélé. On va donc suivre le temps de quelques pages le quotidien de l’homme de loi qui s’est lancé depuis quelque temps dans la traque d’un mystérieux pamphlétaire dont les écrits séditieux circulent dans toutes les couches de la société et qu’il convient donc de museler au plus vite. Parallèlement à ses investigations, le magistrat entreprend aussi de nuire à celui qu’il estime être son rival et son principal obstacle pour s’élever parmi les conseillers de la régente : le puissant président de la Cour de Justice spéciale.

Conte subersif et cri d’alarme

On voit assez vite le point commun entre le propos de l’ouvrage et l’actualité. Certes, l’extrême-droite française ne parle pas d’épuration, de justice spéciale ou encore de censure, mais il suffit de regarder ce qui se passe ailleurs dans le monde lorsqu’un parti de ce genre arrive au pouvoir pour comprendre que les inquiétudes de l’auteur sont légitimes. Le choix de dévoiler le fonctionnement du régime du point de vue de l’un de ses bras armés est astucieux car, s’il ne permet pas au lecteur d’éprouver une quelconque empathie pour le personnage, il lui permet en revanche d’étudier tout ce qui se passe en coulisse. Spoliations, censure de la presse et de toute voix dissidente, usage de la torture, instauration d’une hiérarchie entre les citoyens, mise au pas de toutes les institutions, attaque en règle contre les pauvres et les minorités… : en l’espace d’une vingtaine de pages seulement tous ces sujets sont abordés et permettent de réaliser à quel point les choses peuvent rapidement basculer. Une leçon que n’avait d’ailleurs pas anticipé le protagoniste, à la plus grande satisfaction du lecteur qui ne peut encore une fois que savourer le cynisme et le sens du coup de théâtre de l’auteur en terme d’intrigue politique. Cynisme d’autant plus exacerbé par la plume sans égale de Jaworski qui sait se faire acérée tout en laissant toujours apparaître une légère pointe d’humour noir Par le biais de cette nouvelle, l’auteur dénonce également l’escroquerie qui consiste à croire qu’un régime de ce type serait à même de mettre fin à la corruption et l’incompétence qui régnaient jusqu’ici, les serviteurs de cet ordre nouveau se montrant au contraire capables des pires bassesses et exactions pour se faire une place.

Qui a dit que la fantasy n’avait rien à voir avec le réel et ne pouvait pas être politique ? Avec ce petit conte subversif, Jean-Philippe Jaworski signe une nouvelle distrayante par son seul contenu mais dont l’intérêt réside surtout dans le sous-texte largement lié à l’actualité politique française (à savoir la potentielle arrivée au pouvoir de l’extrême-droite). Une initiative louable qui permet à la fois de réfléchir aux conséquences de ce qui nous pend au nez, tout en savourant un texte aussi fin et bien écrit que les autres œuvres de l’auteur.

Autres critiques :  ?

Passionnée d'histoire (surtout le XIXe siècle) et grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement) mais aussi d'essais politiques et de recherches historiques. Ancrée très à gauche. Féministe.

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