Fantasy

La mosaïque sarantine, tome 2 : Le seigneur des empereurs

Titre : Le seigneur des empereurs
Cycle/Série : La mosaïque sarantine, tome 2
Auteur : Guy Gavriel Kay
Éditeur : L’Atalante
Date de publication : 2001 / 2020 (pour la nouvelle édition)

Synopsis : L’artiste ne peut-il donc se soustraire aux exigences de la politique et aux manœuvres des puissants ? Crispin se le demande, venu de Varène à la requête de l’empereur Valerius pour orner de mosaïques son grandiose sanctuaire de la Sainte-Sagesse à la coupole vertigineuse. Pris dans les filets du couple impérial de Sarance, il est aussi soumis aux réquisitions de sa souveraine batiare, la jeune reine Gisèle en exil. C’est que de grands bouleversements sont en gésine et que nul n’échappe à la marche inexorable de l’Histoire, fût-il cet honnête mosaïste que seul anime le goût de la beauté. Fût-il de même cet honnête médecin du Levant, Rustem de Kerakek, qui vient d’apprendre que sauver la vie du roi des rois de Bassanie ne suffit pas à assurer la fortune d’un homme : le voici envoyé vers Sarance en mission d’espionnage. Lui aussi, que seul anime le soin de ses patients, devra faire des choix, saisi dans le tourbillon des événements qui se précipitent. Le Seigneur des empereurs est le second volet de « La mosaïque sarantine ». Méditation sur l’art et le pouvoir, sur la place des humbles comme des puissants dans la marche du monde, c’est d’abord un formidable roman de mœurs et d’aventures où les courses du grand hippodrome de la Cité rythment la ferveur populaire.

Finalement le matin arriva. Le matin arrive toujours. Il y a toujours quelque chose de perdu dans la nuit, un prix à payer pour la lumière.

Art et politique à Constantinople

« Le seigneur des empereurs » est le deuxième volet du diptyque consacré par Guy Gavriel Kay à la ville de Sarance et au règne de l’empereur Valerius et de son impératrice Alixana. Pour rappel, l’auteur est passé maître dans l’art de mêler histoire et fantasy en proposant des univers empreints de magie mais très largement inspirés de périodes historiques bien précises. Dans le cas présent, nous sommes au VIe siècle après J.-C., à Constantinople, sous le règne de l’empereur Justinien qui vient d’ordonner la création d’un magnifique sanctuaire (la basilique Sainte-Sophie) dont les murs doivent être ornés de mosaïques. C’est pour mener à bien ce projet titanesque que Crispin, artiste talentueux mais taiseux et ravagé par la mort de sa femme et de ses deux filles suite à une épidémie de peste, a quitté son pays et s’est rapidement retrouvé entraîné dans des intrigues de cours qui pourraient bien transformer radicalement le visage de l’empire. Le premier tome était consacré au trajet mouvementé du mosaïste vers la ville de Sarance ainsi qu’à ses premiers pas dans la capitale, avec son inévitable lot de rencontres. Avec cette deuxième partie, Guy Gavriel Kay continue de mêler petite et grande histoire avec un sens du rythme et une sensibilité difficiles à égaler et qui font de ce diptyque certainement l’une de ses œuvres les plus abouties. On retrouve donc ici la plupart des acteurs entrés en scène dans « Voile vers Sarance » : un mosaïste désireux de se retirer du monde mais qui ne peut l’empêcher de venir sans cesse frapper à sa porte ; un empereur désireux de donner un nouveau visage au monde et une impératrice dévouée mais possédant ses propres désirs ; une reine en exil mais déterminée à reprendre sa couronne ; et enfin une famille humiliée et rongée par la haine dont les membres pourraient tout à fait être enclin à basculer du côté de la vengeance, et dépit des honneurs qui leur ont été rendus. A cela s’ajoute toute une galerie de personnages secondaires dont les actions auront certainement moins d’impacts, si ce n’est aucun, sur la marche du monde mais dont le parcours et le destin en viennent à figurer parmi les principales préoccupations du lecteur.

Immersion dans une époque foisonnante

Comme dans la plupart de ses œuvres, c’est avant tout la qualité de la reconstitution historique de Guy Gavriel Kay qui charme d’abord le lecteur. Certes, les noms sont différents, mais le contexte, lui, est scrupuleusement fidèle à l’histoire, moins en ce qui concerne le déroulement des événements que l’atmosphère de l’époque. Le roman permet en effet de mettre en lumière un certain nombre de caractéristiques du règne de Justinien (sa politique expansionniste vers l’Ouest et l’Est, ses réformes fiscales ou administratives, ses projets architecturaux, sa politique religieuse…), mais c’est surtout du quotidien des habitants de Sarance dont il est question ici : ce qu’ils voient, ce qu’ils mangent, la manière dont ils se soignent, dont ils se divertissent… Tous ces aspects sont remarquablement bien détaillés dans l’oeuvre de l’auteur, généralement par le biais de personnages spécialisés dans tel ou tel domaine. Outre les empereurs et impératrices, grands généraux et dames de nobles naissances, le roman se focalise ainsi sur la vie d’un cuisinier de génie et de son apprenti, d’un aurige et de son concurrent, d’une danseuse, d’un médecin, d’un simple soldat, d’une ancienne esclave… Autant de profils qui permettent à l’auteur de livrer une réflexion intéressante sur la relativité de certaines décisions prises par les puissants dans la vie des plus humbles dont les drames personnels, bien que non retenus par l’histoire, marqueront toujours davantage que les événements censés changer la face du monde. Toujours dans l’optique de rendre le quotidien et la philosophie de l’époque les plus perceptibles possibles aux yeux du lecteur, l’auteur met en avant un certain nombre de thématiques qui sont d’ailleurs amenées à revenir régulièrement dans ses œuvres se revendiquant de la fantasy historique. Parmi ses sujets de prédilections, on trouve ainsi l’état de la médecine de l’époque, mais aussi la place de l’art, ou encore les différentes manières de se divertir. On en apprend ainsi autant en lisant le roman sur la manière dont on retirait une flèche au VIe siècle que sur les épiques courses de char des hippodromes de Constantinople, ou encore sur les techniques et motifs prisés par les mosaïstes de la période.

« Regardez-moi aller, » dit-il alors aux autres auriges, à lui même, à l’enfant qu’il avait été autrefois, sur cet étalon de Soriyie, à eux tous, au dieu et à son fils, au monde entier. Il vit l’autre lui jeter un bref regard. Et fut triomphalement conscient, à travers la douleur écarlate et acérée, de son inquiétude soudaine. Il était Scortius. Il était toujours Scortius. L’Hippodrome lui appartenait bel et bien. Quoi qu’il pût arriver ailleurs dans les ténèbres, quand le soleil roulait à l’envers du monde.
« Regardez moi aller », répéta-t-il. »

Divertir et émouvoir

Tout le talent de Guy Gavriel Kay consiste donc en ce savant équilibre entre grands événements forgés par les puissants et drames beaucoup plus intimes ne concernant que des anonymes, si bien que, parmi les nombreuses scènes qui marqueront durablement l’esprit du lecteur, figurent autant de scènes qui forgeront l’histoire (une rencontre sous un tunnel, les manœuvres d’une reine désespérée, des décisions dogmatiques ayant des conséquences dramatiques pour l’art) que de passages moins spectaculaires mais plus intimes et intenses (une course de chars, la confrontation de deux amants, les retrouvailles d’un médecin et de son fils…). La particularité des œuvres de Kay en général, et de celle-ci en particulier, réside également dans deux aspects : sa propension à donner autant d’importance aux non-dits et aux sous-entendus qu’aux dialogues ; et la longueur de certaines scènes qui peuvent occuper jusqu’à une centaine de pages à force d’être décortiquées selon le point de vue de ses différents acteurs. L’intrigue évolue ainsi selon un rythme qui pourrait paraître étrange, fait de longs passages au cours desquels les événements sont méticuleusement analysés, suivis de rebondissements qui viennent donner un coup d’accélérateur brutal et/ou inattendu au récit. Dans un premier temps déconcertant, ce procédé révèle ici son efficacité et donne toute latitude à l’auteur de mettre en avant l’aspect de son talent le plus impressionnant : sa capacité à mettre en scène des personnages d’une profondeur et d’une sensibilité inégalables. Tous, protagonistes comme personnages secondaires, voire simples figurants, bénéficient d’un traitement soigné qui les humanise et les rend extrêmement touchant. Rarement une œuvre m’aura autant émue que celle-ci, et l’intensité du lien empathique tissé avec Crispin, Alixana, Shirin ou Rustem en est évidemment la principale raison.

Diptyque consacré à la ville de Constantinople et aux règnes de Justinien et Théodora au VIe siècle, « La mosaïque sarantine » est une œuvre remarquable tant au niveau de la qualité de la reconstitution historique proposée (et ce en dépit des quelques éléments surnaturels ajoutés au récit) que de l’intensité des émotions qu’elle procure au lecteur. Cette chronique faisant suite à une seconde lecture, je peux assurer que certaines scènes, certains personnages m’accompagnent depuis des années maintenant et continuent de provoquer, indépendamment du temps qui passe, une émotion toujours aussi vive. S’il y a un ouvrage de la bibliographie de ce formidable auteur à coté duquel il convient de ne pas passer, c’est incontestablement celui-ci.

Voir aussi : Tome 1

Autres critiques :  ?

Passionnée d'histoire (surtout le XIXe siècle) et grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement) mais aussi d'essais politiques et de recherches historiques. Ancrée très à gauche. Féministe.

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