Alfie
Titre : Alfie
Auteur : Christopher Bouix
Éditeur : Au Diable Vauvert
Date de publication : 2022 (octobre)
Synopsis : Alfie est une lA de domotique dernière génération. Il filme tout, note tout, observe tout. Implanté depuis peu dans le foyer d’une famille moyenne, il aide au quotidien et propose sa gamme de service à haute valeur ajoutée tout en essayant de comprendre cette étrange espèce : les humains. Mais un soir, tout bascule. Que signifient ces mensonges, ces traces de lutte, cette disparition ?
Alfie est dubitatif. Est-ce lui qui délire ? Ou un meurtre a-t-il été commis dans cette famille sans histoires ?
-Tu n’as pas oublié ta Ventoline au moins ?
-Mais non, gros bêta !
Lili a pris l’habitude de m’appeler « gros bêta ». J’ai mis quelques jours à comprendre qu’il ne s’agissait pas d’une insulte mais d’un surnom affectueux. Selon le contexte et la tonalité utilisée, les insultes seraient donc réversibles ? Penser à faire un test.
(…)
7h42
Robin fait le tour de la cuisine.
-Alfie, où sont les clés de la voiture ?
-Elles sont sur le frigo, gros connard.
Échec.
Il semblerait que je ne maîtrise pas encore toutes les subtilités de ce système réversible « insultes/surnoms affectueux ».
Un roman à mi-chemin entre le polar et la SF
Vous aimez les énigmes policières et la science-fiction ? Alors vous allez vous régaler avec ce roman de Christopher Bouix qui nous plonge dans le quotidien d’une famille hyper-connectée vu par leur IA de domotique. Alfie, le narrateur, est en effet une intelligence artificielle dernière génération dont les foyers peuvent s’équiper en échange de leurs données, ces dernières étant collectées partout et par tous les moyens possibles (mails, contenu du téléphone, murs connectés de la maison, caméra, voiture…). C’est bien simple, Alfie a accès à tout, voit tout, entend tout, et mémorise tout sur les quatre membres qui constituent cette famille, à priori tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Robin, le père, est employé dans un grand groupe et se montre le plus enthousiaste concernant l’arrivée de cette IA à laquelle il est près à déléguer une partie de son quotidien. Claire, la mère, est universitaire et bien plus réservée concernant l’utilité d’Alfie dont elle se méfie, même si elle consent à laisser ce dernier la décharger d’une partie des tâches ménagères dont, en tant que femme, elle a visiblement de facto la charge. Enfin, les deux filles de la famille viennent compléter le tableau : Zoé, seize ans, est une ado rebelle et renfermée qui a bien du mal à faire le tri dans ses émotions ; quant à Lili, il s’agit d’une petite fille de cinq ans qui fait preuve de l’enthousiasme et de la naïveté propres aux enfants de cet âge. Préférences musicales, optimisation de trajets, conseils sanitaires ou même sentimentaux, rédaction de mails… : les capacités d’Alfie sont innombrables et le transforment rapidement en pilier pour cette famille dont les rapports semblent tendus, notamment entre Claire et Robin. Or, notre héros a beau être une IA tout ce qu’il y a de plus performante, un certain nombre de choses lui échappe encore en terme de comportement humain. Comment se fait-il, par exemple, que le départ de Claire à un séminaire professionnel soit entouré de tant d’incohérences ? Ou que le corps de Robin présente manifestement des traces de lutte après son retour de l’aéroport où il devait déposer sa femme ?
Drôle et addictif
Christopher Bouix signe avec « Alfie » un roman trépident et dont la réussite repose sur deux principaux aspects. Le premier, c’est sa construction narrative puisque l’auteur parvient à entretenir pendant la quasi intégralité du récit le doute concernant le possible meurtre de Claire par Robin. Car si les éléments analysés par l’IA semblent laisser peu de place au doute, on ne peut malgré tout s’empêcher de remettre en question la vision d’Alfie et d’être sensible aux explications fournies par le père de famille. L’auteur se livre en effet à un habile jeu de miroir avec le roman d’Agatha Christie « Le meurtre de Roger Ackroyd », ouvrage qui se caractérise par une prise de distance nécessaire de la part du lecteur à l’égard de la parole du narrateur. Alfie étant devenu féru de romans policiers (à la demande de Zoé, en difficulté pour un devoir de littérature), ne serait-il pas envisageable qu’il cherche désormais à interpréter des événements banals du quotidien par le prisme du polar ? Page après page et alors que de nouveaux éléments donnent sans cesse du grain à moudre au lecteur, le suspens persiste et transforme le roman en véritable page-turner impossible à lâcher. Le second point fort du récit réside dans son sens de l’humour. Non pas qu’Alfie soit particulièrement comique, mais son analyse froide et factuelle des comportements humains provoque néanmoins régulièrement l’hilarité. Alfie va par exemple s’essayer à des expériences sur le chat de la famille afin de tenter de comprendre si « (a) l’animal est supérieurement intelligent ou (b) parfaitement stupide ». Il va également adapter son registre de langue en fonction des membres de la famille ou des endroits où ils se trouvent, adoptant l’argot adolescent de Zoé lorsqu’il s’adresse à elle (« Meuf, descends ou la daronne va péter un câble, sérieux. ») ou usant volontiers d’un vocabulaire ordurier lorsqu’il s’entretient avec Robin dans sa voiture. L’humour est ainsi présent tout au long du roman et naît de l’interprétation presque clinique que l’IA fait de comportements humains qui nous paraissent à première vue naturels mais qui, exposés factuellement, semblent effectivement ridicules.
-Dégage ton cul, connard ! Non mais tu crois qu’il avancerait, là ?
Le connard n’avance pas. Robin décide d’exprimer sa détresse en appuyant frénétiquement sur l’avertisseur sonore de la voiture. D’autres connards se joignent à lui, si bien que la rue entière se transforme en un chœur de klaxons et d’interjections diverses.
Réaction humaine de base face à une réalité supérieure qui les dépasse (Dieu, la mort, les embouteillages) : un mélange de colère, d’angoisse et d’espérance.
Au bout d’une demi minute, le connard dégage son cul.
Robin appuie avec virulence sur la pédale d’accélération avant de freiner d’un coup. La Ford a progressé de vingt-deux centimètres, ce qui semble lui avoir procuré un intense sentiment de réconfort et de contentement.
Nos données et nous
Le roman cache également une satire sociale, certes, plus convenue mais qui fait néanmoins mouche. Comme souvent dès lors qu’il est question de mettre en scène notre rapport aux nouvelles technologies dans un futur plus ou moins proche, on pense beaucoup à « Black Miror », et il est vrai que le roman de Christopher Bouix aurait tout à fait pu se fondre parmi les épisodes de la série culte. Le récit dresse en effet le portrait d’une société en apparence normale mais dont certains détails s’avèrent d’autant plus glaçant qu’on reconnaît souvent des phénomènes d’ores et déjà présents aujourd’hui, quoi que dans une moindre mesure. Les données de santé récoltées par Alfie (aliments consommés, pratique d’une activité sportive…) sont par exemple systématiquement envoyées aux assurances qui adaptent leurs tarifs en fonction de l’hygiène de vie de leur souscripteur. Dans le même ordre d’idée, l’employeur de Robin lui envoie chaque semaine un bilan l’informant de son taux de présence dans l’entreprise, son temps de connexion, et même son taux d’attention d’après sa concentration pupillaire, ce qui aboutit à une notation sans arrêt en évolution, source d’insécurité et d’anxiété pour tous les salariés. L’auteur aborde aussi brièvement le contrôle des corps en évoquant le fonctionnement du lycée de Zoé ou en mettant en avant la mode des « vêtements connectés ». Tout ces éléments nous sont distillés par petite touche, souvent de manière presque anecdotique, et c’est justement l’absence de réaction des personnages à ces procédés nuisibles qui fait naître le malaise chez le lecteur. Les personnages sont quant à eux très réussis, tour à tour insupportables et antipathiques puis quelques passages plus loin suscitant la compassion et l’empathie. Les sentiments du lecteur envers Alfie lui-même évoluent d’ailleurs constamment, l’affection née de la naïveté de l’IA succédant à la peur de le voir acquérir tant d’informations sur la famille Blanchot et surtout de constater sa volonté de s’affranchir des règles qui lui ont été imposées par les humains.
« Alfie » est un excellent page-turner qui mêle habilement polar et SF en mettant en scène une IA investiguant au sein de son foyer pour tenter de découvrir s’il y a eu un meurtre au sein de la famille. Drôle, mordant, captivant, le roman se révèle particulièrement addictif et parvient à entretenir le suspens d’un bout à l’autre du récit. Une belle découverte, que je vous recommande chaudement.
Autres critiques : ?
4 commentaires
Brize
Comme toi, c’est un roman qui m’a beaucoup plu (et nous avons un extrait en commun, ça m’a amusée) et que je recommande vivement, d’autant plus qu’il peut séduire un large public et pas seulement les amoureux des littératures de l’imaginaire.
Boudicca
Tout à fait d’accord, c’est typiquement le genre de roman qui peut plaire à tous, amateurs de SF ou pas. Et certains extraits sont vraiment hilarants 🙂
LecturesLunaires
Pour moi aussi, ça a été une lecture sympathique durant laquelle j’ai bien ri, et où mes spéculations ont été bons trains .
Je garde un très bon souvenir de cette IA assez singulière, qui m’a décroché, comme toi, plus d’un sourire !
Boudicca
Oui ce fut vraiment une bonne surprise 🙂