Interview d’Estelle Faye (hiver 2016)
Ce mois-ci c’est Estelle Faye, une auteur que nous apprécions particulièrement ici, qui a eu la gentillesse de bien vouloir répondre à nos questions.
Le Bibliocosme : Dans le début de votre carrière, avez-vous eu des rencontres déterminantes dans le milieu littéraire ?
J’ai eu une rencontre déterminante, celle de Xavier Mauméjean, suite à la parution de ma nouvelle la Suriedad, dans l’anthologie Dragons. Il m’a aidé à trouver ma voix en tant qu’auteur, il m’a guidée et soutenue pour mes premiers grands pas dans ce monde étrange de l’édition – et il est encore là quand j’ai besoin d’un conseil, même s’il n’est plus mon directeur de collection. C’est quelqu’un dont j’aimais beaucoup le travail avant de le rencontrer, j’ai encore plus d’estime pour lui depuis que je le connais.
Depuis, j’ai eu la chance de croiser des éditeurs, et des auteurs, qui tous m’ont apporté quelque chose, qui m’ont permis d’évoluer, de progresser – je pense par exemple à Olivier Paquet, avec qui j’ai beaucoup parlé de rythme pour le tome 2 des Oracles, à Xavier Dollo / Thomas Geha… A toute l’équipe de Parchemins et Traverses, surtout Sandrine, grâce à qui j’ai dirigé ma première anthologie, et découvert un nouvel aspect du monde littéraire…
À quel moment vous êtes-vous mise à écrire ? D’où vous est venue cette envie ?
En fait j’ai toujours raconté des histoires. A mon frère quand nous étions enfants, tout d’abord – nous voyagions beaucoup en train, avec nos parents, et pendant les trajets j’improvisais des histoires, en n’ayant qu’une trame très lâche en tête, et en ajustant les péripéties selon les réactions de mon public, en développant davantage les personnages qu’il aimait, par exemple. Ou quand le groupe de mes héros se séparait, je demandais à mon auditoire quel perso il voulait suivre en premier.
C’était une très bonne école, qui m’a appris à développer mon imagination, mais aussi à m’adapter, à changer ce que j’avais prévu de raconter si une alternative plus intéressante se présente, à ne pas être bloquée sur mes premières idées lorsque j’invente une histoire.
Entre La Dernière lame, Porcelaine et Un éclat de givre, vous êtes déjà passée par la fantasy et la science-fiction, ainsi que par des cadres antiques, modernes et d’anticipation ; comment présenteriez-vous donc votre imaginaire personnel ?
Je vis depuis toujours dans les cultures de l’Imaginaire. Quand j’étais enfant, je dévorais les livres de science-fiction dans la bibliothèque de ma mère, je créais mes premiers scénarios de jeux de rôle… Mes premiers chocs cinématographiques, ce sont l’apparition du Roi Sorcier, les marais et les morts-vivants dans Black Cauldron (Taram et le Chaudron Magique). Et Excalibur de Boorman, que pendant des années je n’ai pas osé revoir, parce que j’avais peur d’être déçue. Les mythologies m’intéressent au moins depuis que je sais lire, et les contes et légendes.
Je suis aussi une grande amatrice de polars, et de polars historiques. L’Histoire me passionne, surtout les périodes où on voit changer le monde, les civilisations : la Renaissance, le dix-huitième siècle, la fin de l’Empire Romain…
Le théâtre également occupe une grande place dans mon imaginaire – j’en ai fait pas mal, c’est là que j’ai eu mes premiers contrats. Et le théâtre accorde une vraie place aux freaks, aux gens différents. Ça aussi, ça me parle. Pour plein de raisons, j’ai grandi en me sentant souvent en décalage, et au théâtre je me suis trouvée à ma place, c’était libérateur. En littérature aussi, j’ai l’impression d’être chez moi.
Enfin je suis accro à l’océan, j’ai dû relire plus de quinze fois l’Ile au trésor, j’aimerais voyager davantage, mais c’est difficile à concilier avec ma vie actuelle. Alors je voyage au travers de ce que j’écris, de ce que je lis.
Vous êtes aujourd’hui reconnue comme une auteure de littérature aussi bien jeunesse qu’adulte ; savez-vous, dès le début de l’écriture d’un nouveau roman, auquel de ces deux publics il s’adressera ?
Bien sûr. Quand je pars dans un roman jeunesse, d’emblée je suis sur une piste « jeunesse », avec son style, ses thématiques… Certes il y a des thèmes, des réflexions communes entre mes livres jeunesse et adulte, mais pour moi ce sont bien deux univers différents. Deux pactes de lectures.
Vos deux romans adultes ont été publiés par Les Moutons électriques ; comment s’est construit le choix de cette maison d’édition ?
J’aimais – et j’aime toujours- énormément la ligne éditoriale des Moutons. Pourtant, au départ, Porcelaine devait aller chez un autre éditeur, dans une collection dirigée par Xavier Mauméjean, et qui a fermé avant que le livre sorte. Je me souviens encore du jour où Xavier m’a appris cela. Vers quatorze heures, il m’appelle pour me dire que la collection est morte, que Porcelaine ne paraîtra pas là-bas. Vers quinze heures trente, il me rappelle pour dire qu’il a parlé de mon roman à André-François Ruaud, qui est intéressé, est-ce que je suis d’accord pour lui faire lire mon manuscrit? Il me prévient quand même que les Moutons Électriques publient très peu de romans – encore moins à l’époque qu’aujourd’hui. Je réponds oui et merci avec un mélange de trac et d’espoir. Vers dix-huit heures, je reçois un mail d’André-François Ruaud : il a lu les premiers chapitres, il aime beaucoup. Voilà, c’était une journée « montagnes russes », l’une des plus riches en émotions de ma vie.
Votre roman Porcelaine s’inspire des contes et légendes chinoises ; d’où vous vient votre attrait pour cette culture et quelles ont été vos principales sources pour travailler ?
Je suis passionnée par la mythologie et l’Histoire chinoise depuis assez longtemps, depuis que j’ai vu le dessin animé Le Roi des Singes quand j’avais six ou sept ans. C’est un univers très riche, et en même temps complètement différent du nôtre. Se plonger dans l’Histoire et la culture chinoise, c’est aussi apprendre à regarder le monde, et l’humain, selon une toute autre perspective. Pour ce qui est de mes sources, j’accumule des livres et des films sur le sujet depuis longtemps, j’aime traîner au Musée Guimet (le musée des arts asiatiques sur Paris). A l’époque où j’écrivais Porcelaine, mon père allait chaque année à Pékin pour des échanges scolaires, et il m’a ramené de là-bas des livres introuvables en France, certes traduits en français, mais présentant la version chinoise de l’Histoire, des sciences…Enfin j’ai travaillé aussi avec des étudiantes chinoises, pour m’assurer que mes personnages aient bien des réflexes, des réactions ancrées dans leur culture, dans leur façon de penser. Pour qu’ils ne soient pas des occidentaux déguisés en Chinois, au final.
Dans Un éclat de givre, vous décrivez un Paris apocalyptique glauque et inquiétant, peuplé de créatures encore à peine humaines ; comment vous est venue l’idée d’un décor aussi troublant ?
Le Paris d’Un éclat de givre n’est pas uniquement glauque et inquiétant, j’espère ! Par certains aspects, c’est une ville où il ne me déplairait pas de vivre. C’est un univers que je porte depuis… des années… Je marche beaucoup dans Paris, dès que je peux je m’y déplace à pieds, c’est une ville que j’adore et en même temps j’ai souvent voulu partir loin d’elle. J’ai réussi, rarement, et jamais plus de quelques mois. Lors de mes trajets à pieds, je m’amuse depuis longtemps à réinventer la ville autour de moi, à la transformer en imagination, faire remonter le passé ici, aller plus loin vers l’avenir là. C’est de cela surtout que vient le décor. Et pour le reste, Un Éclat de Givre entremêle beaucoup de mes sujets de prédilection : le théâtre, le côté freakshow, le jeu sur le masculin/féminin… Cela aussi influe sur le cadre, forcément.
L’histoire de La Voie des Oracles se déroule dans un cadre historique bien précis ; pourquoi avoir choisi particulièrement la période antique ?
La période antique parle à mon côté fan de mythologies, bien sûr. Les mythologies grecques, romaines, étrusques… sont riches en sens, en variations et en couleurs. La manière dont elles s’entrecroisent est captivante. Et faire jouer dans une de mes histoires Dionysos, Apollon ou Hécate, c’est un rêve d’adolescente.
Mais le cadre de La Voie des Oracles est plus large encore. C’est la fin de l’Antiquité, l’une de ces périodes où l’on voit changer le monde, ou un monde en tout cas. Chaque personnage, y compris les divinités, voit et vit ce changement de manière différente, selon la place qu’il occupait dans l’ancien monde, et celle qui l’attend dans le nouveau.
C’est un décor d’une variété incroyable, avec l’Empire Romain finissant, décadent, mais qui se persuade qu’il peut durer des siècles… A l’Est, la véritable puissance, l’Empire Sassanide, dont les routes commerciales s’étirent depuis longtemps jusqu’à la Chine, et qui se détourne de l’Occident. Et au nord, déjà, les premiers signes du Moyen-âge.
Enfin c’est une période dont les questions, les craintes, les espoirs font souvent écho au nôtre : on voit changer un ordre qu’on croyait immuable, on entre dans des temps de troubles. Un temps d’intégrisme religieux et de destruction. Mais ce que cette fin de l’Antiquité nous apprend, c’est que les troubles ne durent pas toujours. Et qu’après ce que beaucoup de contemporains considéraient comme la fin du monde, l’humanité est repartie de l’avant.
Vous vous êtes d’abord faite connaître par l’anthologie Dragons chez Calmann-Lévy ; vous avez récemment participé aux anthologies des festivals Trolls & Légendes et des Imaginales ; aujourd’hui, vous êtes au sommaire d’Antiqu’idées pour le salon ImaJn’ère. Comment se construit l’écriture d’un texte de « commande » ?
La nouvelle de « commande » a un côté très ludique, pour moi. Cette forme contrainte me permet paradoxalement d’expérimenter, d’aller vers des thèmes et des styles qui me tentent mais que je n’ai pas encore essayé forcément en roman. Grâce aux nouvelles, je défriche de nouveaux pans de mon écriture. Par ailleurs, je n’ai jamais accepté que des commandes qui me parlaient, qui pouvaient entrer en résonance avec mes univers. Des sujets sur lesquels j’avais quelque chose à dire. Je mets toujours beaucoup de moi-même dans ce que j’écris, je n’arrive pas à faire autrement.
Votre nouvelle dans l’anthologie Dragons, « La Suriedad », est particulièrement appréciée (notamment par Boudicca) ; comment vous est venue l’idée principale de cette nouvelle ?
Un grand merci à Boudicca, c’est une nouvelle qui occupe une place spéciale dans mon parcours! Pour l’appel à textes Dragons, au départ, j’étais partie sur une tout autre idée, quelque chose de très « fantasy classique », mais cette première idée était trop longue, elle ne me convainquait qu’à moitié. Alors, trois jours avant la deadline, j’ai tout repris de zéro. A l’époque, j’avais moins d’entraînement qu’aujourd’hui, et écrire une nouvelle en si peu de temps était un vrai défi.
Ma plus jeune cousine venait de m’offrir la BD Long John Silver, et ça a provoqué un déclic. Je suis partie sur mes fondamentaux, en quelque sorte, des grands voiliers, de l’océan… J’ai écrit pendant trois jours en dormant six heures la première nuit, quatre heures la deuxième, et en passant une nuit blanche pour finir. Le tout, en écoutant en boucle le Rocky Horror Picture Show, le film qui me soutient toujours, je crois que son influence aussi se ressent dans la nouvelle.
J’ai vraiment eu l’impression de débloquer quelque chose durant ce marathon, peut-être parce qu’avec l’urgence et la fatigue j’ai laissé tomber certaines barrières inconscientes. J’avais déjà écrit avant, une nouvelle chez Rivière Blanche, des scénarios, du théâtre… Mais là, avec la Suriedad¸c’était la première fois que les mots que j’employais me paraissaient aussi vivants.
Parmi tous vos écrits, y en a-t-il un en particulier pour lequel vous éprouvez davantage de fierté ou dont le message vous tient particulièrement à cœur ?
Question difficile ! Mais parmi tous mes écrits, s’il y en a un qui me tient particulièrement à cœur, c’est cette nouvelle, la Suriedad, dont nous venons de parler. Depuis que je l’ai publiée, je planche sur un roman dans le même univers – qui se situe vingt ans après la nouvelle, pour vous donner une idée. C’est un travail de longue haleine, un monde et des personnages qui m’accompagnent depuis que je suis devenue auteur. Mais je ne suis pas encore au niveau pour le terminer. Il me faut plus de parcours, plus de bagage…
Vous êtes également anthologiste ; quel autre plaisir littéraire prenez-vous à concocter le sommaire d’une anthologie ?
J’aime faire découvrir des textes et des auteurs que j’aime. Les gens dans mon entourage le savent, et ceux qui me croisent en festival ont pu s’en apercevoir, je crois, je passe une bonne partie de mon temps à conseiller des livres et à parler littérature.
Je retrouve ce plaisir là dans la direction d’anthologie, lire des textes en avant-première, aussi bien d’auteurs confirmés que de petits nouveaux, assembler un sommaire qui donne du sens à tout ça, qui permette au lecteur de les aborder dans les meilleures conditions possibles… et corriger parfois pendant plusieurs mois des textes encore un peu frais mais qui ont déjà quelque chose d’unique, qui méritent qu’on leur donne une chance.
Êtes-vous vous-même une lectrice régulière de science-fiction, fantasy ou fantastique ? Si oui, avez-vous un ou des auteurs en particulier à signaler en ce moment ?
Je lis beaucoup de science-fiction, de fantasy et de fantastique. Mon dernier coup de cœur de fantasy, c’est un court roman d’Aurélie Wellenstein, Le Roi des Fauves, qui joue sur le mythe du berserker avec une âpreté et une humanité assez exceptionnelles. Toujours en fantasy, j’ai découvert, avec beaucoup de retard, la série de Lois McMaster Bujold le Couteau du Partage, qui offre un univers prenant et subtil, tout en petites touches, avec une très belle variation sur la magie, et surtout des héros qui ne sont ni des rois, ni des reines, ni des Empereurs ni des Élus. Une fantasy avec des gens ordinaires, et qui montre que finalement, ce sont eux qui peuvent faire changer le monde, sans effet de manche, sans combat contre le mal ultime. Un pas après l’autre, tout simplement.
En fantastique, Nous allons tous très bien, merci, de Daryl Gregory, n’est certes pas parfait, mais c’est sans doute la première fois que je lis un texte sur le cinéma de genre aussi sincère, et qui ne tombe pas dans les clichés.
En science-fiction, l’excellente série de post-apo Alone de Thomas Geha, de vrais bons romans d’aventures, avec l’un des héros les plus sympathiques du genre, une ambiance qui frôle parfois le conte de fée, et en sous-couche une réflexion jamais assénée sur les dérives de l’humanité, et là où elles peuvent nous amener dans l’avenir. Enfin, je suis une fan hardcore de Francis Berthelot, donc je terminerai en signalant la réédition de son grand cycle le Rêve du Démiurge, chez Dystopia Workshop, un univers unique, qui glisse lentement vers le fantastique au début pour finir par créer une réalité seconde. Et peu d’auteurs parlent de théâtre aussi bien que lui.
Pouvez-vous nous parler de vos projets en cours ?
Ma prochaine sortie, ce sera le tome 3 de La Voie des Oracles, le dernier, celui qui à la fois rebat les cartes et donne un nouveau sens à toute la série (si j’ai réussi mon coup…). Et l’anthologie Routes de Légendes, chez Rivière Blanche, avec mon co-anthologiste de choc Jérôme Akkouche. Pour la suite, il est encore trop tôt pour en parler. Rendez-vous dans quelques mois, si tout va bien !
Pour finir d’une façon un peu décalée, vous vous faites aspirer par une perturbation spatio-temporelle et vous retrouvez face à vous-même, mais à 20 ans. Vous sentez que l’anomalie va vous ré-aspirer vers votre présent, vous avez une minute…
« Hey, tu vas écrire des bouquins, les publier chez des éditeurs cools, et rencontrer plein de gens passionnants grâce à ça. Si, si, je t’assure… Ah, et en combat libre, monte ta garde, ça t’évitera de te prendre un méchant coup dans le nez et de finir à l’hôpital. Je sais, tu ne fais pas encore de combat libre, mais retiens ça pour plus tard. »
Vous pourrez retrouver une partie de cette interview dans le prochain numéro de la Tête en l’Ère qui sera consacré ce trimestre au salon ImaJn’ère qui se tiendra à Angers les 21 et 22 mai et qui accueillera, entre autre, Estelle Faye, Fabien Clavel, Stefan Platteau, Michel Pagel, Lionel Davoust, Thomas Geha et bien d’autres !
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Merci pour cette interview! J’adore Estelle Faye!
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