Et que désirez-vous ce soir

Titre : Et que désirez-vous ce soir
Auteur/Autrice : Premee Mohamed
Éditeur : L’Atalante
Date de publication : 2025 (août)
Synopsis : Jour de deuil : Joyau et les autres courtisanes de la Maison Bicchieri pleurent la perte de leur collègue et amie Winfield, tuée de sang-froid par un client haut placé. Mais lors de ses obsèques, elle revient à la vie. La morte qui ne l’est plus. Joyau n’arrive pas à s’en réjouir. Au contraire, elle est terrifiée. La douce, charmante, docile Winfield est désormais animée d’une implacable volonté de se venger des puissants qui abusent de leurs privilèges. Et malgré la haine que Joyau nourrit envers les oppresseurs, malgré son désir de rébellion, malgré l’affection qu’elle porte à Winfield, elle a tout à perdre si son amie renverse la Maison Bicchieri. Car cela signifierait : être de nouveau livrée à la rue, à la merci de ses criminels et des purges gouvernementales.
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Une morte-vivante au bordel
Fidèles à leur nouvelle habitude de publier des romans courts afin de faire découvrir l’univers et la plume d’auteurs ou d’autrices inconnu.es en France, les éditions L’Atalante nous proposent en cette rentrée une novella signée Premee Mohamed, dont j’avais déjà adoré les deux précédents ouvrages. Rien à voir toutefois avec l’univers de « Comme l’exigeait la forêt » ou celui de « La migration annuelle des nuages », même si les trois livres partagent la même noirceur et mettent tous en scène des personnages bouleversants d’humanité en prise avec un environnement hostile. Nulle forêt peuplée de monstres effrayants ni de monde post-apocalyptique dans « Et que désirez-vous ce soir », pourtant, mais une maison-close de luxe. En dépit de l’opulence dans laquelle elles semblent vivre, les employées de la maison Bicchieri n’en sont pas moins captives des deux propriétaires qui les escroquent de presque tous leurs bénéfices et peuvent à tout moment les renvoyer dans la misère la plus totale. Car en dehors des murs protégés du lupanar, tout va à vaux l’eau, les inégalités sociales ayant explosé et réduit la majorité de la population à vivre dans le dénuement et l’insécurité. Joyau est l’une de ces prostituées, et son quotidien comme ses certitudes vont être soudainement bouleversés par la mort d’une de ses proches amies, tuée lors d’une passe par un client puissant et donc intouchable. Un décès suivi quelques jours plus tard par la résurrection de la défunte, immédiatement cachée par ses collègues au sein même de la maison close. Dans cet univers où tout le monde est contrôlé et surveillé en permanence, Joyau peine cependant à imaginer comment réussir à protéger la miraculée des anciens propriétaires. Sauf que Winfield n’a aucune intention de se terrer sur son ancien lieu de travail et ne rêve au contraire que d’une chose : se venger.
Relever la tête en dépit de l’oppression
Le texte fait à peine plus d’une centaine de pages mais cela suffit à l’autrice pour parvenir à créer des personnages et un univers riches et convaincants. L’atmosphère du roman est particulièrement immersive, avec cette cité dystopique mêlant nouvelles technologies (notamment de surveillance) et scènes dignes du début du XIXe, avec ses ruelles crasseuses et ses habitants plongés dans la misère la plus profonde. Si la maison close dans laquelle résident les personnages pourrait faire penser à un petit paradis à côté du reste de la ville, avec ses dorures, son air pur et son écrin de verdure, les conditions de détention des pensionnaires nous ramènent vite à la réalité. Surveillance permanente, crédits alloués en fonction des performances pour manger, se doucher ou avoir accès à certains espaces et qui peuvent être retirés à la moindre incartade, sans oublier les violences infligés par des clients qui, en raison de leur compte en banque, peuvent se permettre de faire subir les pires sévices aux employées de la maison. Par petites touches, l’autrice brosse le portrait d’un monde où les inégalités sociales ont été poussées à leur paroxysme et où les plus défavorisés n’ont même plus la force de lutter contre l’injustice qui leur est faite. Le personnage de Winfield est intéressant car son statut de morte-vivante la libère d’une certaine manière des contraintes matérielles et de la peur de tout perdre, et lui permet donc d’embrasser pleinement sa soif de justice qui ne tarde pas à se révéler contagieuse. Le roman met également en scène de belles histoires d’amitié, de celles qui se nouent dans l’adversité et résistent aux petits accrocs de la vie (et même de la mort, en l’occurrence). Les personnages sont pour leur part attachants, chacun à leur manière, et surtout très humains. L’autrice n’a en effet pas besoin d’en faire des modèles de vertu pour nous les faire aimer, et entend au contraire mettre en lumière leurs failles, leurs petits arrangements avec la vérité ou la morale, et c’est ce qui les rend si réalistes.
Dans « Et que désirez-vous ce soir », Premee Mohamed nous dépeint la quête de justice d’une jeune prostituée tuée par un riche client puis revenue à la vie, et la déflagration que sa rébellion suscite chez sa plus proche amie, habituée à obéir et se taire depuis trop longtemps. On retrouve bien ici la patte de l’autrice indo-caribéenne qui mêle à nouveau avec efficacité un décor d’une grande noirceur et des personnages abîmés par la vie et pourtant lumineux. Si vous n’avez pas encore eu l’occasion de découvrir cette autrice je vous y encourage chaudement, quant à moi j’espère que d’autres ouvrages de sa bibliographie apparaîtront prochainement dans les étals de nos librairies.
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