La 25e Heure du Livre, Conférence #2 : L’empire inca, de l’expansion à la chute
Parmi les nombreuses conférences données le 13 octobre dernier lors de la 25e heure du livre du Mans figurait l’exposé passionnant donné par Carmen Bernand, auteure d’une « Histoire du Nouveau Monde », concernant l’expansion et la chute de l’empire inca. En voici le compte-rendu.
Que pouvez-vous nous dire de la géographie de l’empire inca et de son évolution ?
On connaît l’étendue exacte de l’empire inca uniquement au moment de l’arrivée des Espagnols. Il s’étend alors du sud de la Colombie jusqu’au centre du Chili, ce qui, pour les conquistadors, s’apparenterait presque à l’empire romain. Il s’agit cela dit du point maximum d’expansion pour les Incas, et il leur est déjà difficile de contrôler un espace si vaste sans écriture, sans chevaux… Aussi stupéfiante que soit l’expansion inca, elle s’inscrit toutefois dans une longue tradition andine. Régulièrement au cours des siècles, se sont ainsi levés sur la cordillère des civilisations brillantes et conquérantes qui se sont ensuite écroulées.
L’expansion de l’empire inca s’est donc faite peu à peu et non depuis toujours comme l’ont affirmé les Espagnols. Il commence véritablement à se former au XIe siècle, sur les décombres d’un autre empire. Les Incas ne sont à l’époque qu’une petite tribu venue soit de l’Amazonie, soit du lac Titicaca, et la rapidité avec laquelle ils sont parvenus à constituer un si vaste empire reste un mystère. Selon les récits recueillis par les Espagnols de la bouche des populations locales, c’est l’Inca Pachacutec qui, au XVe siècle, bâtit véritablement le formidable empire que découvrent les Espagnols à leur arrivée. Cet empire porte le nom d’« Empire des Quatre quartiers » et son nombril est Cuzco où se sont succédées douze dynasties d’Inca, le treizième étant Atahualpa.
Que représentait l’empire inca à son apogée par rapport à l’Europe ?
Il est très difficile de le déterminer démographiquement. Les Incas sont probablement moins nombreux que les Aztèques ou les Mayas en raison du relief très caractéristique du Pérou. Ils sont cela dit un peuple que l’on pourrait qualifier de politique : nulle société européenne ne serait parvenue à garder la main mise sur autant de peuple avec si peu de moyens. La force des Incas est d’être parvenue à superposer l’idée d’un pouvoir fort avec l’idéologie de la réciprocité : une main de fer, l’autre tendue. Il faut rappeler à ce propos que les Incas se désignent eux-mêmes comme les ancêtres du soleil et sont donc tout désignés pour dispenser la fertilité au reste du peuple (Carmen Bernand) fait à ce propos un parallèle très intéressant avec l’Égypte ancienne qui, elle aussi, rendait un culte au soleil et possédait un leader fort, dispensateur de bienfaits). L’empire inca est donc une réussite politique incontestable même si, à l’arrivée des conquistadors, il commence déjà à se fragmenter tandis que certains peuples tentent de secouer le joug de l’Inca.
Qu’en est-il de la hiérarchie politique des Incas ?
Les Incas obéissent à une hiérarchie politique très complexe : il y a un Inca, des princes, un chef par peuple, chaque peuple appartenant à un ensemble plus vaste appartenant lui-même à l’empire inca. L’organisation de l’empire repose à la fois sur un système arithmétique (un chef pour dix hommes) et un système de parenté (la hiérarchie supérieure se compose exclusivement de personnes apparentées de façon proche aux Incas). En ce qui concerne le paiement du tribu, les Incas ont adopté un système de comptabilité ingénieux composé de cordelettes et de signes de couleur, un système à la fois efficace et sophistiqué. Le gouvernement repose en réalité sur trois grands principes : la centralisation du pouvoir à Cuzco, pouvoir personnifié par l’Inca ; un ingénieux système de bureaucratie destiné à administrer les provinces conquises ; l’emploi obligatoire de la langue quechua sur tout le territoire.
Y avait-il une armée permanente et quelle était son rôle ?
Les Incas sont avant tout un peuple guerrier. Un système de travail obligatoire était instauré et une certaine catégorie de gens étaient ainsi consacrée à la guerre. Des troupes sont stationnées dans des garnisons un peu partout dans les coins difficiles de l’empire. Pour assurer sa domination sur ces lointains territoires, l’Inca a également recours à un procédé efficace qui consiste à déplacer des populations entières afin de briser les solidarités locales. Des familles originaires de Cuzco ou d’autres provinces sûres sont ainsi transportées à des milliers de kilomètres et installées dans des régions plus lointaines et moins fidèles. Malgré cela, la révolte couve dans certaines régions. Il est important de rappeler que nous avons affaire à un système avant tout totalitaire et non à une société idyllique comme certains ont pu le prétendre.
Qu’en est-il de la religion des Incas ?
On peut distinguer deux types de religion. La première est celle du culte des montagnes qui apparaît partout en Amérique du sud, de la Colombie à l’Argentine, et qui persiste encore aujourd’hui sous la forme du chamanisme. Ce culte se matérialise essentiellement par des offrandes, non sanglantes ou sanglantes (les sacrifices humains sont rares mais présents), et repose sur la croyance des Incas en leur lien de parenté avec la terre. La montagne est pour eux un ancêtre avec lequel il est nécessaire de parler. La seconde religion est celle du culte solaire et des élites incas qui, contrairement à la première, disparaît avec la chute de l’empire.
A l’arrivée des Espagnols, l’empire inca est déjà fragilisé, pourquoi ?
L’empire inca est affaibli car il est trop vaste et que le système devient par conséquent de moins en moins efficace. Quand les conquistadors arrivent, l’empire n’a guère plus d’un siècle et regroupe une mosaïque de peuples qui ne sont soumis à l’Inca que depuis peu. Il est également possible qu’il y ait eu des problèmes de distribution de nourriture (sécheresse, famine…) et on sait qu’une lutte de pouvoir pour le trône s’est jouée à ce moment précis. Ainsi, lorsque l’Inca Huaynac Capac succombe à une maladie alors inconnue, (qui est en fait la variole, parvenue en Amérique avant même l’arrivée des Espagnols), une crise de succession s’ouvre et oppose le fils légitime de l’Inca, Guascar, et son bâtard, Atahualpa. Le premier est nommé Inca à Cuzco tandis que le second se fait proclamer souverain à Quito. Une guerre fratricide que Pizarro va évidemment mettre à profit pour mettre à bas l’empire inca dont la chute repose sur de multiples facteurs, probablement les mêmes que ceux qui causèrent la chute des empires précédents.
Comment les Espagnols sont-ils parvenus à triompher les Incas ?
La conquête espagnole repose en réalité sur un véritable coup de poker, les conquistadors étant finalement très peu nombreux au moment de la conquête (environ 170). Ils sont cependant rapidement épaulés par certaines populations locales désireuses de se débarrasser des Incas et bénéficient des différences dans les modalités de combat entre Européens et Incas. L’effet de surprise a également indéniablement joué en leur faveur. Le moment décisif reste lorsque Pizarro s’est avancé vers l’Inca, considéré comme intouchable par son peuple, et l’a jeté à terre, remportant ainsi, de façon symbolique, la victoire pour les Espagnols.
Combien de temps cette conquête a t-elle duré ?
Elle prend fin trente ans plus tard. Il y a longtemps eu une poche de rébellion autour du Machu Picchu jusqu’à ce que l’homme fort du Pérou décide une campagne pour mettre un terme à cette insurrection. Petite anecdote : le capitaine qui va capturer le dernier Inca n’est autre que le neveu d’Ignace de Loyola qui épousera d’ailleurs ensuite la fille d’un inca et donnera ainsi naissance à une dynastie mi-jésuite mi-inca qui perdurera jusqu’au XVIIIe siècle.
Quelles sources nous reste-il concernant les Incas ?
Les sources sont variées mais malheureusement trop peu nombreuses. On peut évidemment compter sur l’archéologie et l’iconographie pour nous fournir de précieux indices. Les nombreux témoignages de l’époque de la conquête sont eux aussi très utiles mais émanent pour la majorité des Espagnols. Parmi les sources les plus instructives, notamment en ce qui concerne la reconstitution géographique, figurent les sources juridiques du XVIe siècle qui relatent de nombreux cas où des Incas ont fait appel auprès des tribunaux espagnols concernant la spoliation de leur terre.
Quelle était la volonté des Espagnols à leur arrivée au Pérou ?
La principale volonté des Espagnols est évidemment celle d’imposer la vérité de leur Dieu et de remplacer les cultes « païens » des Incas, d’où un processus de destruction de tout ce qui pouvait avoir une connotation religieuse, on du moins des signes extérieurs puisqu’on sait que le culte des montagnes, déjà évoqué précédemment, perdure encore de nos jours. Il n’y a cependant pas de la part des conquistadors volonté d’extermination mais au contraire de peuplement. Aussi, bien que les Espagnols se soient effectivement rendus coupables de nombreux massacres, ce furent surtout le choc biologique et le désarroi face à la disparition de leurs dieux et de leurs chefs qui furent fatals aux Incas. Des métissages ne tardent cela dit pas à se former, permettant notamment de ralentir un peu la chute démographique (métissage aussi bien avec des blancs que des Africains, présents dès le début de la conquête aussi bien comme esclaves que comme conquistadors).
Quelles traces reste-t-il aujourd’hui de l’empire inca ?
On peut évidemment toujours admirer de nos jours quelques vestiges datant de la civilisation inca. Ces ruines sont toutefois évitées aujourd’hui par les descendants des Incas car considérés comme trop anciennes et chargées de trop de force. Le chamanisme est lui aussi parvenu a perdurer, de même que la langue quechua, bien qu’elle se soit un peu perdue. Un retour au source commence cela dit à être initié par certains, notamment Morales, figure de proue d’un véritable mouvement néo-indien.
Pour télécharger le podcast correspondant : L’empire inca : de l’expansion à la chute.