Fantasy

Le Livre des Martyrs, tome 1 : Les Jardins de la Lune

Titre : Les Jardins de la Lune
Cycle : Le Livre des Martyrs, tome 1
Auteur : Steven Erikson
Éditeur : Leha
Date de publication : 2018 (mai)

Synopsis : Saigné à blanc par des luttes intestines, d’interminables guerres et plusieurs confrontations sanglantes avec le Seigneur Anomander Rake et ses Tistes Andii, le tentaculaire Empire Malazéen frémit de mécontentement. Les légions impériales elles-mêmes aspirent à un peu de répit. Pour le sergent Mésangeai et ses Brûleurs de Ponts, ainsi que pour Loquevoile, seule sorcière survivante de la 2e Légion, les contrecoups du siège de Pale auraient dû représenter un temps de deuil. Mais Darujhistan, la dernière des Cités Libres de Genabackis, tient encore et toujours bon et l’ambition de l’Impératrice Laseen ne connaît aucune limite. Cependant, il semble que l’Empire ne soit pas la seule puissance impliquée. De sinistres forces sont à l’oeuvre dans l’ombre, tandis que les dieux eux-mêmes se préparent à abattre leurs cartes…

Les dieux commencent par séparer leurs élus des autres mortels. Par traîtrise, en les coupant de tout ce qui nourrit leur âme. Les dieux prendront tous ceux qui te sont chers, un par un. Et à mesure que tu t’endurciras, que tu deviendras ce qu’ils recherchent, ils souriront et hocheront la tête. C’est comme cela que l’on façonne un outil, fiston, la carotte et le bâton.

L’œuvre de Steven Erikson à nouveau disponible en français

S’il y a bien un auteur dont j’attendais avec impatience de découvrir les textes, c’est bien Steven Erikson. Considéré comme un véritable monument de la fantasy, la série des « livres malazéens » a pourtant eu bien du mal à nous parvenir en France : Calman Levy s’était par exemple essayé à une traduction il y a quelques années, avant de finalement abandonner le projet au bout du deuxième tome (sur les dix que comporte la série en version originale). Ce sont les éditions Léha qui reprennent aujourd’hui le flambeau avec une nouvelle traduction signée Emmanuel Chastellière, une très belle couverture de Marc Simonetti, et la promesse de la parution d’un tome environ tous les six mois. Sacré pari donc, mais le jeu en vaut-il la chandelle ? En ce qui me concerne, je ressors de cette lecture avec une grande admiration pour l’ambition de l’auteur et la richesse de son œuvre, même si je dois avouer que ce n’est pas pour autant l’immense coup de cœur auquel je m’attendais. L’auteur explique dans la préface du roman que « en commençant par les Jardins de la Lune, les lecteurs vont soit adorer, soit détester. Il n’y a pas d’entre-deux ». Or, si je suis pour ma part très loin d’avoir détestée l’œuvre (bien au contraire), je ne peux pas non plus dire qu’elle m’ait totalement subjuguée. Certains éditeurs adorent faire des parallèles entre le roman qu’ils veulent promouvoir et des mastodontes du genre (à tort, bien souvent), mais dans le cas d’Erikson on ne peut s’empêcher de penser à quantité d’autres œuvres majeures de la fantasy, qu’il s’agisse de « Game of thrones » de G. R. R. Martin (pour les personnages), du « Cycle des Princes d’Ambre » de Zelazny (pour la magie), et surtout des « Annales de la Compagnie noire » de Glen Cook (pour le mode de narration et le ton). Autant dire qu’avec de telles influences, ce premier tome du « Livre des martyrs » place la barre très haut. C’est d’ailleurs à la fois sa plus grande qualité, mais aussi son plus grand défaut. Le roman mérite en effet incontestablement sa réputation et se révèle assez difficile d’accès : voilà typiquement le genre de roman qu’il faut lire concentré et d’une traite, pour ne pas perdre le fil (chose que je n’ai malheureusement pas pu faire et qui explique peut-être mon ressenti mitigé).

Une œuvre ambitieuse à tout point de vue

La préface réalisée par l’auteur est ici très utile puisqu’elle nous permet de retracer la genèse de l’univers malazéen. On apprend ainsi qu’il s’agit du fruit d’un travail réalisé avec un autre auteur, Ian C. Esslemont (qui a lui aussi écrit des textes sur le sujet comme la série « A novel of the Malazan Empire »), et que les bases de l’univers sont nées d’un jeu de rôle, avant d’évoluer vers un script de long métrage. L’auteur parle également des nombreux refus qu’il a du essuyer avant de pouvoir publier son travail (sous prétexte que l’œuvre était « trop ambitieuse »), jusqu’à sa décision de proposer le texte tel qu’il souhaitait l’écrire. Pas de compromis, donc : Steven Erikson nous plonge dans son univers sans aucune explication, très peu de contextualisation, et c’est au lecteur de faire de son mieux pour surnager et comprendre ce qui est en train de se jouer. Le début est ainsi particulièrement déroutant, l’auteur parvenant à titiller immédiatement notre curiosité sans pour autant nous fournir de véritables repères auxquels nous raccrocher. Et puis, petit à petit, les pièces du puzzle commencent à se mettre en place : on comprend qu’on a affaire à un empire qui s’est lancé il y a des années à la conquête d’un autre continent que le sien (Genabackis) et qui grignote inexorablement du terrain sur les cités libres dont le nombre ne cesse de diminuer. Parmi elles, une ville attise particulièrement la convoitise de l’impératrice malazéenne : Darujhistan, la plus grande et la plus influente de toutes. On alterne tout au long du roman entre chacun de ces deux camps, même s’il apparaît évident que la plupart des personnages ont d’autres objectifs et obéissent à d’autres forces. L’objectif de l’impératrice malazéenne et de ses représentants n’est ainsi clairement pas le même que celui des Brûleurs de Ponts, unité d’élite de l’empire envoyée en mission suicide à Darujhistan (il se trouve que leur meneur était un ancien fidèle du précédent empereur…). De même, les dirigeants de Darujhistan ne sont pas forcément ceux que l’on croit, et il apparaît évident que la guilde des assassins, les membres du Conseil, les mages ou encore la mystérieuse Anguille ne défendent pas du tout les mêmes intérêts.

Une intrigue dense et complexe qui s’essouffle un peu sur la fin

On est ainsi très loin du classique face à face manichéen opposant « méchants envahisseurs » et « gentils rebelles » ! Chez Steven Erikson les choses sont bien plus compliquées que cela, et les enjeux ne cessent d’évoluer à mesure que l’intrigue avance et que de nouveaux joueurs rejoignent la partie. L’auteur parvient à maintenir le suspens tout au long des six cents pages, puisqu’on ne sait jamais si un nouvel élément ne va pas venir totalement bouleverser l’intrigue et rebattre toutes les cartes. Le procédé a le mérite de maintenir constamment le lecteur en halène, mais aussi de le faire cogiter ! On ne cesse en effet de se creuser les méninges à essayer de cerner tous les enjeux, comprendre les motivations des personnages, et surtout à tenter de prévoir le coup suivant (sans succès, bien souvent). L’exercice est très agréable mais a malheureusement aussi ses limites, chose qu’on remarque essentiellement dans le dernier quart du roman dans lequel on assiste à un véritable défilé de « gros méchants ». Les cinquante dernières pages ne se résument ainsi (presque) qu’à une succession de duels / combats opposant un ou des personnages à une puissante entité possédant des pouvoirs hors du commun. Si je n’ai d’ordinaire rien contre ce type de scènes, c’est ici leur caractère répétitif qui finit par poser problème, d’autant plus que l’affrontement a tendance à toujours finir de la même manière (retour sous une autre forme ou fuite de l’adversaire). Mis à part ce bémol, il faut avouer que le reste de l’intrigue tient extrêmement bien la route, l’auteur se plaisant à imbriquer des intrigues dans des intrigues, le tout formant finalement un seul et même motif qui n’a pas fini de se complexifier au fil des tomes.

Quand les dieux et la magie se mêlent des combats des mortels

D’ailleurs, en matière de complexité, il n’y a pas que l’intrigue qui se révèle difficile à cerner. Steven Erikson ne prend en effet que rarement la peine d’introduire les différentes espèces ou factions amenées à jouer un rôle dans son histoire. Or il y en a beaucoup ! Il ne vous suffira pas ainsi d’identifier les différents groupes appartenant à l’Empire ou à la cité libre (Brûleurs de ponts, commandement impérial, cabale, conseil, guilde…), mais aussi toutes les races et créatures évoluant dans leur sillage : Tistes Andii, T’lan Imass, Eleint, Molosse et bien d’autres. Autant dire qu’il vous faudra un petit temps d’adaptation avant d’intégrer tous ces éléments. Outre les différents protagonistes, il vous faudra aussi vous familiariser avec le système de magie mis en scène ici. Or, là encore, l’auteur s’est montré particulièrement ambitieux. La magie constitue ici un élément essentiel de l’univers malazéen, chaque camp possédant plusieurs mages capables de manipuler une ou plusieurs « garennes » (des espèces de passages qui libèrent une grosse quantité d’énergie et que les mages peuvent utiliser pour combattre, guérir, se déplacer… mais qui sont aussi dangereuses à arpenter). Les duels de magie sont ainsi assez fréquents dans ce premier tome, donnant lieu à quantité de scènes spectaculaires au cours desquels on assiste souvent à une débauche d’effets spéciaux (ce qui est bien avec les livres, c’est que le budget est illimité !). Personnellement, c’est loin d’être l’aspect de l’univers de l’auteur que je préfère, d’autant que certaines notions demeurent pour le moment bien trop floues. En revanche, j’ai énormément apprécié le panthéon élaboré par Steven Erikson qui se plaît à faire intervenir dans les affaires des mortels des divinités appartenant à différentes « hautes maisons » (sujet que, si on en croit le glossaire présent à la fin du roman, l’auteur a pour le moment à peine esquissé). Ces interférences peuvent se manifester de bien des façons selon l’humeur ou le but recherché par le dieu concerné : cela peut se faire via un objet aussi dérisoire qu’une pièce de monnaie ou une épée, ou bien de manière plus radicale par une possession. Voilà qui n’est pas sans rajouter un peu de sel aux histoires déjà bien alambiquées des mortels !

Une multitude de protagonistes à appréhender

Il reste évidemment à aborder la question des personnages dont le seul nombre témoigne (une fois encore) de l’incroyable ambition de l’auteur. Si vous n’aimez pas changer régulièrement de points de vue, et si une dizaine de protagonistes suffisent à vous donner la migraine, inutile de vous dire que « Les Jardins de la Lune » n’est pas pour vous. Le dramatis personae présent en fin d’ouvrage suffit d’ailleurs à le prouver puisqu’il comprend pas moins de quatre pages pleines de personnages (et encore, c’est sans compter les dieux et les membres de leurs maisons…). Les acteurs de cette pièce sont donc très nombreux (d’où le parallèle à G. R. R. Martin) et on a dans un premier temps bien du mal à tous les identifier. Et puis on finit par cerner un peu mieux leur personnalité, on raccroche les wagons avec des informations divulguées plus tôt et on parvient finalement assez rapidement à se repérer dans toute cette foule. Certains sont évidemment bien plus développés que d’autres, et, étant donné que la plupart d’entre eux évoluent au sein d’un même groupe tout au long du récit, le lecteur a de moins en moins de mal à se repérer. Ainsi, le fait que la plupart des Brûleurs de Ponts soient par exemple relativement peu caractérisés n’empêche pas le lecteur de rapidement développer un fort sentiment d’appartenance pour l’ensemble des membres du groupe entre lesquels on sent la présence d’un véritable esprit de corps (un peu à la façon « Compagnie noire »). Même chose pour le quatuor de voleur/assassins/espion de Darujhistan qu’on prend énormément de plaisir à suivre, à commencer par le désopilant Kruppe qui possède très certainement les meilleures lignes de dialogue de ce premier tome (et le caractère le plus excentrique !). Certains protagonistes demeurent toutefois trop en retrait ou présentés de manière trop superficielle pour véritablement parvenir à s’attirer la sympathie ou l’intérêt du lecteur. C’est le cas par exemple du Seigneur de Sangdelune ou encore de l’Adjointe de l’impératrice que l’on suit pourtant de manière régulière mais qui sont loin d’avoir les scènes les plus intéressantes.

« L’ambition n’est pas un gros mot. Pissez sur les compromis. Visez le cœur. Écrivez avec vos tripes. » C’est par cette phrase que Steven Erikson conclut la préface de ce premier tome, et elle est particulièrement révélatrice du travail de l’auteur dans « Les Jardins de la Lune ». Une lecture exigeante, certes, mais qui entre-ouvre la porte d’un univers et d’une histoire comme on en a rarement vu. Inutile de vous dire que, malgré les petits détails qui ont pu me déranger ici, j’entends bien poursuivre ma lecture avec la suite de la série.

Voir aussi : Tome 2 ; Tome 3

Autres critiques : Apophis (Le culte d’Apophis) ; Blackwolf (Blog-O-livre) ; C’est pour ma culture ; Eleyna (La Bulle d’Eleyna) ; Elhyandra (Le monde d’Elhyandra) ; Jean-Philippe Brun (L’ours inculte) ; Lutin82 (Albédo – Univers imaginaires) ; Symphonie (L’imaginaerium de Symphonie) ; Xapur (Les lectures de Xapur)

Antiquiste passionnée d’art, de cinéma, de voyage et surtout grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement).

19 commentaires

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