Fantasy

Interview de Lionel Davoust sur le monde d’Évanégyre (novembre 2015)

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Lionel Davoust a très gentiment répondu à une flopée de questions destinées à le faire discourir sur son monde d’Évanégyre. Suivez donc ses différents processus d’écriture dans l’interview suivante. Notez que toutes les images renvoient vers les liens de critiques correspondants.

Crédits photographiques : Mélanie Fazi

Le Bibliocosme : Lionel Davoust, vous nous revenez cette année avec un roman de fantasy, Port d’Âmes, qui prend place dans le monde d’Évanégyre. Pouvez-vous déjà rassurer bon nombre de futurs lecteurs qui s’inquiètent de ne pouvoir attaquer chacune de vos œuvres indépendamment ?
Lionel Davoust : Absolument : tous les livres de l’univers d’Évanégyre parus à ce jour (La Volonté du Dragon, La Route de la Conquête et Port d’Âmes) sont parfaitement indépendants les uns des autres, même s’ils se déroulent tous dans le même univers. De manière plus vaste, chaque « ensemble narratif » est construit pour se suffire à lui-même, qu’il s’agisse d’une nouvelle parue isolément, d’un roman ou recueil, ou d’une trilogie, comme celle à venir en 2017. Le but est de proposer autant de points d’entrée au lecteur et de croiser les éclairages – Évanégyre parlant beaucoup de la marche de l’histoire, cela semblait une bonne façon de mettre en adéquation le fond et la forme en multipliant les points de vue. Mais bien sûr, le lecteur fidèle verra au fil de sa progression des passerelles se dessiner, des clins d’œil et des renvois, mais qui forment une « valeur ajoutée » pour le passionné et non des points fondamentaux des intrigues.

La volonté du dragon

Le Bibliocosme : Reprenons au commencement de ce monde de fantasy : outre les nouvelles qui s’y rattachent, c’est la novella de 2010, La Volonté du Dragon, qui a permis de poser les premiers gros jalons d’Évanégyre. Nous y trouvons l’empire d’Asreth en plein expansion qui se heurte au ridicule royaume de Qhmarr. Présentez-nous, s’il vous plaît, ce que représente cette « Volonté du Dragon » pour l’empire d’Asreth.
Lionel Davoust : La Volonté du Dragon, c’est le projet de conquête de l’Empire d’Asreth. La planète Évanégyre doit être unifiée sous une seule bannière pour amener une paix durable, et, notamment, protéger l’humanité de ses plus noirs penchants. Le Dragon, figure tutélaire quasi-divine pour l’Empire, est en effet doué de prescience et a vu le terrible sort qui guette le monde si ce projet n’est pas réalisé. Bien sûr, entre les intentions et la réalisation, il y a parfois un gouffre…

Le Bibliocosme : L’exercice de la novella n’est pas des plus répandus dans la littérature française. Pourquoi avoir choisi ce format ?
Lionel Davoust : Ce n’est pas vraiment un choix conscient ; ce sont les histoires, je crois, qui choisissent leur longueur. Chaque récit a son élan, ses choses à dire, et pour la servir au mieux, il faut respecter cette dynamique. Trop court et c’est frustrant, trop long et c’est délayé. La Volonté du Dragon est un récit très nerveux, avec beaucoup d’action, et rend un hommage oblique à la tragédie classique à travers l’unité de temps, d’action et (presque) de lieu (disons, une région). Je crois que l’histoire aurait perdu son souffle si j’avais tenté de la rallonger. Le format s’est donc imposé de lui-même.

La Route de la Conquête

Le Bibliocosme : Le recueil de 2014, La Route de la Conquête, mêle des nouvelles déjà publiées dans diverses revues et deux textes inédits. Y a-t-il eu un travail de réécriture des nouvelles déjà écrites pour corriger d’éventuelles incohérences ?
Lionel Davoust : Absolument pas. J’ai une règle très claire dans la construction d’Évanégyre qui est « no retcon » – la « retcon » ou retroactive continuity est un terme tristement connu des passionnés d’univers partagés ou à licence et qui consiste à changer a posteriori des éléments établis de la trame narrative pour qu’ils correspondent mieux à des nouveautés. Le public déteste ça, et moi aussi : comment se fier à un univers et y trouver ses marques, à traquer les détails (si on le souhaite) si des éléments peuvent changer en fonction des impératifs du moment ? Dans Évanégyre, si un détail vous attire l’œil, vous fait hausser le sourcil (comme les variations de graphies Asreth et Asrethia, par exemple), ce n’est pas un hasard : j’ai un plan. Ma règle est donc : si c’est publié, c’est gravé dans le marbre. Si j’ai envie de changer des choses a posteriori, je ne le peux pas, parce que des lecteurs m’ont déjà fait confiance et ont accepté cette version des événements. Attention : certains narrateurs ne sont pas forcément fiables, et les événements historiques peuvent être déformés par les siècles… Mais je ne vais pas changer les dates, les lieux, la technologie même si ça m’arrangerait. Je considère plutôt les éventuelles incohérences de surface comme des opportunités narratives. Cela pose la question la plus intéressante qui soit : « pourquoi ce détail ? Quelle histoire cela cache-t-il ? » Donc, pour répondre plus précisément, le seul travail qui a été effectué sur les textes de La Route de la Conquête a été un petit dépoussiérage stylistique et, en une seule occurrence, une légère clarification sur une phrase. Je fais confiance à mon inconscient et à mes notes précises pour le reste. Et parfois, il se produit des coïncidences renversantes : j’ai écrit « Bataille pour un souvenir » et « Au-delà des murs » à plusieurs années d’intervalle. Les deux textes relatent le même affrontement de deux points de vue radicalement différents. En épluchant « Bataille pour un souvenir » pour construire la vision parallèle (mais indépendante) d’« Au-delà des murs », je me suis rendu compte que mon protagoniste était présent, de façon totalement inconsciente, dans le premier texte, alors qu’à l’époque, je n’envisageais pas du tout d’y revenir. Un soldat apparaît à un moment comme observateur au détour d’une ligne : pourquoi ? Je n’avais aucune raison réelle de placer cet homme-là à cet endroit. Mais quand j’ai relu « Bataille pour un souvenir », j’ai été frappé : mon protagoniste était là. Consciemment, je n’en avais aucune idée, mais mon inconscient, lui, le savait déjà. On s’interroge parfois sur le réel degré de maîtrise qu’on a sur son travail dans ces moments-là…

Le Bibliocosme : La novella éponyme qui ouvre le recueil reprend un personnage connu, Stannir Korvosa. Cette généralissime au fort caractère sert de lien avec La Volonté du Dragon ; quel est l’intérêt de cette héroïne pour donner plus de cohérence au monde d’Évanégyre ?
Lionel Davoust : Korvosa n’était censée être que l’aide de camp du généralissime Vasteth de La Volonté du Dragon, son escorte et son apprentie, en quelque sorte, qui disparaissait rapidement de toute façon puisque Vasteth se retrouve assez vite isolé dans le récit. Mais quand j’ai commencé à écrire Korvosa, je suis tombé amoureux du personnage, de sa droiture, de son idéalisme et de sa force de caractère (elle incarne la garde la plus rapprochée de Vasteth). J’ai tout de suite senti qu’elle pourrait avoir des choses à dire et à vivre et que je voulais la retrouver au fil de sa vie et de sa carrière militaire, notamment au cours de son ascension jusqu’au sommet de la hiérarchie. Je la voulais généralissime et, bien plus tard, la voir examiner le chemin parcouru (même si, encore une fois, les deux récits sont parfaitement indépendants ; des décennies les séparent). Dès le premier chapitre de La Volonté du Dragon, en fait, je pensais donc déjà à « La Route de la Conquête ». Et maintenant, j’ai envie de la retrouver au milieu de son parcours ; je sais qu’il y a là encore une autre histoire à raconter, à laquelle « La Route » fait d’ailleurs déjà une référence oblique.

Port d'âmes

Le Bibliocosme : Durant l’été 2015, est donc publié Port d’Âmes. En quoi ouvre-t-il de nouvelles possibilités dans le monde d’Évanégyre ?
Lionel Davoust : Il marque une rupture volontaire avec les deux autres livres, qui se concentraient beaucoup sur la guerre d’un point de vue militaire. Par contraste, Port d’Âmes est un roman initiatique, d’ascension sociale et d’enquête avec même une pointe d’intrigue sentimentale, qui se déroule à une époque radicalement différente et lointaine : certains affirment même que les événements de La Volonté du Dragon et de La Route de la Conquête n’ont jamais eu lieu et appartiennent aux mythes… Je voulais délibérément proposer autre chose pour éviter qu’Évanégyre ne soit catalogué comme « l’univers de science-fantasy avec l’Empire steampunk qui rencontre des civilisations différentes ». Je m’efforce toujours de surprendre et de sortir de ma zone de confort parce que c’est là qu’il se passe des choses intéressantes dans la création. Évanégyre couvre une trame historique bien plus vaste que l’ère impériale ; en me plaçant délibérément ailleurs dans l’espace et le temps, je souhaitais le montrer, et offrir un genre de récit différent, pour ouvrir les possibilités.

Le Bibliocosme : Le personnage principal, Rhuys, est jeune, parfois désœuvré, souvent naïf et presque toujours mélancolique. Comment votre écriture organise-t-elle l’équilibre entre le décor et les sentiments qui traversent le héros ?
Lionel Davoust : Je n’aime pas faire du décor pour faire du décor. C’est ce que je reproche à l’influence que Tolkien a eu sur le genre de la fantasy : l’accent démesuré placé sur le monde au lieu des gens. Il arrive une histoire parce qu’il y a des gens pour la faire, la vivre, prendre des risques, réussir ou perdre. Construire un monde est un jeu passionnant que permettent les littératures de l’imaginaire, mais, pour ma part, je prends grand soin à me rappeler que j’écris une histoire et un non un guide touristique. Ce sont les gens qui façonnent les mondes ; ceux-ci les influencent bien entendu en retour, mais je m’efforce de toujours revenir aux personnages, de réfléchir à ce qu’ils vivent, à ce qu’ils désirent, à la façon dont ils vont agir ensuite. Le décor, pour moi, n’a d’intérêt fondamental que dès lors qu’il aide à comprendre l’action, l’aventure, à placer le récit. Sinon, il relève de l’atmosphère, ce qui est intéressant, mais la tentation est alors grande de s’écouter écrire et je veille à l’éviter.

Le Bibliocosme : Toutefois, le thème principal de Port d’Âmes apparaît bien vite et est commun à plusieurs nouvelles de La Route de la Conquête : la faculté mémorielle. Depuis Bataille pour un souvenir jusqu’à Quelques grammes d’oubli sur la neige, et donc Port d’Âmes, pourquoi porter un tel intérêt à ce sujet ?
Lionel Davoust : Probablement parce qu’au fond, je ne cesse de revenir à la question du soi, de l’identité, de la volonté et de l’autodétermination et que la mémoire, les expériences, jouent un rôle fondamental dans ces questions. Mais Évanégyre traite aussi beaucoup de la marche de l’histoire, et là aussi la mémoire joue énormément, cette fois à l’échelle du monde entier. Les différents cataclysmes qui ont frappé la planète (on est en fantasy après tout !) ont grandement bouleversé la façon dont l’histoire est conservée et considérée, au point qu’elle se mêle souvent aux légendes. La mémoire est donc une question personnelle à l’échelle d’une vie, mais aussi collective, à celle des siècles.

Le Bibliocosme : Les conflits occupent une place centrale dans la plupart de vos écrits (l’occupation tyrannique, la résistance jusqu’au-boutiste, la guerre civile, les conflits écologiques actuels, etc.) ; quel message vouliez-vous faire passer à propos de la guerre ?
Lionel Davoust : Je n’ai pas de messages et que des questions, justement parce que j’ai du mal à comprendre, viscéralement, ce qui motive notre espèce à prendre les armes pour aller tuer son semblable. Je crois que c’est pour cela que je reviens fréquemment sur ce thème, parce qu’il me dérange profondément, en fait, et j’ai donc besoin de gratter cette démangeaison, de rentrer dans la tête de ceux qui vivent cette dureté, pour prendre la mesure de leurs décisions et de la façon dont s’articule leur humanité. Et aussi parce que la fantasy offre un cadre parfaitement inoffensif pour ce faire : on se situe dans un monde fictif, où le lecteur peut laisser sa propre culture, ses préconceptions à la porte et accepter de se poser des questions, s’il le souhaite, loin de toute référence historique réelle et donc de la peine et de la colère qui peuvent éventuellement les teinter. (Sans compter que je ne me sens pas fondé à utiliser notre monde comme cadre.) Je ne fais que partager mes questions, en réalité, les mettre en scène et les fournir au lecteur, afin que lui-même se forge ses propres réponses. En fait, si je devais avoir un seul message, c’est qu’une mort, quel que soit le camp, est toujours une tragédie.

Davoust - Critic

Le Bibliocosme : Vous avez récemment annoncé avoir planifié la suite du monde d’Évanégyre à paraître chez Critic. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
Lionel Davoust : Avec plaisir ! J’y faisais allusion dans la première réponse, la suite sera donc une trilogie qui se déroulera à l’époque des Âges sombres – la toute dernière nouvelle de La Route de la Conquête. Il s’agira en un sens de fantasy post-apocalyptique, donc ; le monde est devenu hostile, une magie brute et indomptée ravage les campagnes, les systèmes politiques se sont écroulés pour ne laisser que les plus autoritaires et les plus intolérants. Une armée monstrueuse se lève, et seule une femme, qui entend la voix de Dieu, sera capable de sauver le monde… (Oui, il y a une référence à notre histoire…) Cette trilogie risque fort de traiter de la place des religions et de leur rapport parfois hostile aux femmes. Je prends toute l’année 2016 pour y travailler, car les trois volumes sortiront à un rythme assez soutenu, avec le premier pour le printemps 2017.

Merci à vous d’avoir suivi cette interview, il y aura de quoi revenir prochainement sur les œuvres (littéraires comme musicales) de Lionel Davoust, à n’en pas douter. Suivez-le d’ores et déjà sur son site officiel.

Kaamelotien de souche et apprenti médiéviste, tentant de naviguer entre bandes dessinées, essais historiques, littératures de l’imaginaire et quelques incursions vers de la littérature plus contemporaine. Membre fondateur du Bibliocosme.

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