Fiction historique

Interview de Néjib au FIBD d'Angoulême 2017

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Au cours du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême 2017, le 28 janvier dernier, nous avons eu l’occasion de réaliser une interview de Néjib, auteur de Stupor Mundi, nommé en sélection officielle. Un grand merci à Gallimard, son éditeur, qui a organisé cette rencontre sur son stand.

Le Bibliocosme : Comment en êtes-vous arrivé à la bande dessinée ?

Néjib : Alors moi j’ai grandi avec la bande dessinée. Après je suis rentré dans une école d’art et je me suis complètement désintéressé de ce medium et je suis devenu graphiste. J’ai raté toute la phase Blain, Blutch, David B. C’est en sortant de l’école en 2000 que des amis m’ont montré un peu ce qui s’était fait entre temps. Donc j’ai un peu raccroché les wagons, je me suis ré-intéressé, et sans trop savoir pourquoi ni comment j’ai eu une histoire qui a commencé à m’obséder, une histoire sur David Bowie, dont je suis un grand admirateur, et je voulais le faire dessiner par une amie illustratrice, puisque je travaillais dans l’édition jeunesse. Elle était très intéressée mais en fait on n’y arrivait pas, et comme je storyboardais un petit peu je redessinais pas mal et elle m’a dit « en fait c’est toi qui dois le dessiner ». C’est comme ça que j’ai réalisé ma première Bande-dessinée. Évidemment j’y ai pris goût et j’ai enchaîné directement sur un deuxième album en tant qu’auteur-dessinateur.

Le Bibliocosme : Et quand vous dites que vous avez grandi avec la bande dessinée, qu’est-ce qui vous a marqué justement ? Est-ce qu’il y a un mentor ou quelque chose comme ça ?

Néjib : Alors c’est très classique, petit dans les années 1980, j’étais un fan de Spirou surtout, de Franquin, beaucoup plus que de Tintin que j’ai découvert et admiré beaucoup plus tard, quand j’étais adulte. Je vivais en Tunisie, et après, c’est quand je suis arrivé en France que j’ai découvert Moebius, toute la bande-dessinée adulte. Et je pense qu’Arzak… Alors Moebius c’était un choc mais Arzak c’était un autre choc parce que je pense que pour plusieurs générations, et pas uniquement une seule génération, c’était la possibilité de faire autre chose. Arzach, c’est en soi une bande-dessinée avec une proposition graphique incroyable, une des plus belles qui ait jamais été faite, mais c’est aussi au delà de ça, montrer qu’on pouvait faire absolument tout en bande-dessinée. Ca ouvrait l’idée que factuellement, on a une liberté totale. Après, se faire éditer c’est plus ou moins difficile, mais en fait, contrairement à un film, vous pouvez faire ce que vous voulez. Après il faut trouver des lecteurs. Mais vous pouvez faire ce que vous voulez. Donc voilà. Et après l’école d’art, c’est certainement Blain, notamment au niveau de dessin et de la mise en scène qui m’a époustouflé, plus d’autres lectures évidemment comme David B., mais Blain comme il a une approche très pop aussi du dessin, c’est très artistique, mais il y a vraiment un travail sur la lisibilité qui est, pour moi magistral.

Le Bibliocosme : Et alors du coup aujourd’hui qu’est-ce que cela vous fait d’être en sélection à Angoulême ?

Néjib : C’est très très bizarre parce que ce n’est que mon deuxième livre. En plus quatre ans se sont passés entre les deux livres, donc j’étais très content d’avoir terminé mon album, je me disais : bon bien maintenant est-ce que quelqu’un va le lire ? Parce que j’avais un peu disparu des radars, et puis mon récit est, sur le pitch, il est un petit peu étrange. Or, depuis qu’il est sorti j’ai beaucoup de retour très très positifs dessus, mais voilà, quand on me demandait ce que je faisais, je disais : c’est sur un savant arabe qui invente la photographie au Moyen Âge. Bon je voyais que les gens souriaient, disaient que c’est rigolo mais… Du coup c’est inespéré.

Le Bibliocosme : Alors justement, comment vous est venue l’idée de Stupor Mundi, le contexte ?

Néjib : Je m’intéresse depuis longtemps à la fabrication des images. Déjà en dessinant on se pose cette question mais voilà, quand je suis entré aux arts-déco, j’ai appris à faire de la photographie, j’ai fait de la vidéo etc… J’ai toujours été fasciné par le processus lui-même: d’enchaîner vingt-quatre images ça fait du mouvement. Donc je me suis intéressé à Muybridge, à Marey, aux inventeurs de la photographie, à ce qui existait avant.

Et puis un jour dans la maison de campagne familiale, je suis allé faire une sieste dans l’une des chambres, c’était en plein été, et donc dehors, c’est plein soleil, je ferme les volets et le hasard fait qu’il y a un trou dans le volet. Et du coup, toute la place du village se projette sur les murs comme un film. Le spectacle est extraordinaire. Quand j’ai des amis qui passent, je fais le show, je leur montre le truc, tout le monde est ébloui. Mais surtout je me suis dit qu’avant l’avènement de la photographie, les gens pouvaient voir un phénomène photographique et même cinématographique! Je me suis dit: comment est-ce qu’ils percevaient ça? Est-ce qu’ils voyaient un fantôme? Est-ce que ça leur faisait peur? Est-ce qu’ils se disaient que c’était comme un miroir dans l’eau? Parce que nous on est tellement baignés dans la culture de l’image sur une surface plane que ça nous paraît naturel, peut-être que par le passé on ne voyait même pas cela. Et du coup j’ai fait pas mal de recherches et j’ai appris que la camera oscura c’est un phénomène connu depuis l’Antiquité; Aristote en parle. Et surtout, on se rapproche un peu de Stupor Mundi, c’est un savant irakien qui a compris le premier, qui a posé la bonne théorie de la vision humaine grâce à la camera obscura. C’était au XIIème siècle. C’est assez vertigineux. Il a même théorisé la vitesse de la lumière cinq siècles avant la science moderne.

À partir de ça j’ai commencé à réfléchir à une histoire autour d’un savant qui invente la photographie avant que cela n’existe. Mais il me manquait un but, une motivation, un objectif, et en fait, c’est cette fameuse commande du Saint-Suaire que lui fait l’empereur Frédéric II dans l’histoire, puisque le Saint-Suaire c’est la première image de propagande de l’histoire, au sens moderne. Et même si ce n’est pas une protophotographie, enfin on ne sait pas, certains pensent que c’est une protophotographie, elle a le statut d’une photographie et moi c’est ça qui m’intéresse. C’est à dire que ce n’est pas une image faite par la main de l’homme, mais c’est la trace de la lumière. C’est la définition basique de la photographie. Et du coup là, il y a plein de choses qui s’enchaînent, parce que ce qui est intéressant, c’est que dès que la photographie a été inventée, le trucage en photographie a été inventé. La photographie porte en elle une vérité absolue, parce que c’est quand même la trace de quelque chose qui a existé, et du coup il y a tout de suite un glissement qui fait que, parce que ça a existé, et bien le Christ a existé etc.. C’est en cela que c’est très intéressant.

Le Bibliocosme : Et finalement sur le fond, est-ce que l’idée de soumettre ce savant aux envies de pouvoir, l’obscurantisme religieux, le travail sur la mémoire aussi, est-ce que vous aviez tout cela dès le début en tête ou est-ce que c’est venu au fur et à mesure ?

Néjib : Alors c’est venu au fur et à mesure. C’est-à-dire que quand je me lance dans une bande-dessinée il me faut deux ou trois scènes que j’ai absolument envie de dessiner. Et donc là, celle que j’avais envie de dessiner, c’est celle où Hannibal fait la démonstration de son invention et la stupéfaction de son entourage. Et puis, petit à petit, j’ai eu des idées pour les autres personnages qui sont dessinés, et je me suis rendu compte que tout tournait autour de l’image de soi, notamment de l’image que les autres ont de nous; Et tout cela a un rapport avec la mémoire, avec la parole, avec les sentiments. Et donc, tous les récits périphériques dans Stupor Mundi tournent autour de cette idée de l’image de soi, et chaque personnage qui est développé dans cette histoire a une problématique à ce niveau là: il y a l’esclave qui est masqué; Oudè a perdu la mémoire à cause de quelque chose qu’elle a vu, et aussi à cause de quelque chose qu’elle a entendu; le petit Roger, le petit enfant qui l’aide dans sa démarche et qui lui-même a trouvé son équilibre parce qu’il a cessé de vouloir correspondre à l’image que son père projetait sur lui. Je n’ai pas essayé de théoriser cela mais j’ai su que si je mettais un récit parallèle ou un flash-back, il fallait que ça tourne autour de cette idée pour que ce soit en rapport avec l’idée centrale du livre qui est: qu’est-ce qu’une image? Au sens large.

Le Bibliocosme : Et finalement dans votre travail qu’est-ce qui vous a pris le plus de temps ? Est-ce que c’est l’écriture ou plutôt le dessin ? comme vous disiez que vous avez été assez long finalement avant de revenir à la bande dessinée en elle-même.

Néjib : Oui, parce que en fait j’ai un travail à plein temps, je suis un auteur du dimanche, du midi et du soir. Tout cela était assez régulier, c’est à dire que j’ai travaillé comme un métronome, c’est à dire très régulièrement sur trois ans, mais c’est vrai que je pense que la moitié du temps c’était le scénario. C’est à dire que contrairement à Haddon Hall, mon premier livre, comme tout se tenait, tout est construit, tous les fils sont dénoués à la fin du livre autour d’un point convergent, c’était très important de faire tout le storyboard, de voir que tout tenait. J’ai donné à lire le storyboard à mon éditeur et à mon entourage pour voir quelles étaient les réactions. Et après, j’ai enchaîné sur les planches, pas dans l’ordre chronologique, parce que, tous les auteurs de bande dessinée le savent, y a des scènes qu’on a pas du tout envie de dessiner et on se les garde pour la fin, ce qui est une erreur en fait, il faut s’en débarrasser dès le début, mais voilà, avec cette possibilité, j’ai fait régulièrement ça sur trois ans.

Le Bibliocosme : Et qu’est-ce qui vous a procuré le plus de plaisir, est-ce que c’est l’écriture ou est-ce que c’est plutôt le dessin ?

Néjib : Ce qui pour est moi bien dans la bande-dessinée, c’est que chaque phase est très agréable. Parfois, il y a des moments où on en a marre, chaque étape a ses difficultés et aussi ses plaisirs. Moi ce qui m’intéresse le plus, en tout cas en bande dessinée, enfin tout est important, c’est difficile de privilégier, mais disons que la mise en scène est cruciale. C’est le découpage, la manière dont on enchaîne les cases, dont on pose les personnages dans la case, c’est à dire les histoires de plans etc… Ca, ça me passionne, c’est quelque chose que je décortique chez Hergé, chez les grands auteurs. Bien sûr, je regarde les dessins, mais le découpage c’est une fascination, c’est vraiment un plaisir énorme de trouver le bon découpage pour dire la scène que vous êtes en train de travailler. Le seul truc qui peut me rendre malade c’est quand une scène est plate, qu’elle n’a pas de vie. Par exemple un dialogue, c’est très intéressant et très difficile pour un auteur de bande-dessinée parce que c’est très ennuyeux à montrer. Donc les questions c’est: si on a un long dialogue c’est est-ce qu’on enlève du dialogue ? comment est-ce qu’on fait un contre-champ ? Ce sont vraiment des questions qui me passionnent.

Le Bibliocosme : C’est très cinématographique finalement ?

Néjib : Oui, et vraiment je pense que les très bons auteurs de bande-dessinée peuvent faire du cinéma s’ils en ont envie parce que ces questions là ils se les posent tout de suite et c’est vraiment une gymnastique passionnante.

Le Bibliocosme : Et du coup, l’après Stupor Mundi, est-ce que vous avez déjà des projets ?

Néjib : Oui, il devrait arriver plus vite. J’ai commencé à y travailler dès que j’ai rendu mon livre. C’est toujours autour de l’image. Ça se passe en 1860, c’est une fiction, avec des personnages inventés, mais les personnages secondaires ce sont Degas, Manet, donc c’est l’émergence de l’art moderne, puisque l’impresionnisme c’est l’art moderne, c’est la fin d’un système esthétique, l’académisme. Enfin ce n’est pas la fin, justement c’est ce qui est intéressant, c’est en parallèle. Mais il y a quelque chose d’énorme quand même qui se passe à ce moment là; où une certaine forme de fabrication justement, de conception des images, ne tient plus pour un certain nombre d’artistes.

Le Bibliocosme : Là aussi, vous êtes au dessin et à l’écriture ?

Néjib : Oui je suis au dessin et à l’écriture. Par ailleurs on m’a demandé un scénario sur une série, mais je ne peux pas dire laquelle. Ça me passionne, c’est une série que j’adore. Là c’est du pur travail de scénario. Sur ce projet-là, il faut dessiner Paris au XIXème et ça me plait beaucoup.

Le Bibliocosme : Justement, j’allais vous demander s’il y avait des gens avec lesquels vous aimeriez travailler, ce que ce soient des scénaristes ou des dessinateurs ?

Néjib : Oui il y a plein de dessinateurs, mais je sais que c’est assez difficile, il faut laisser faire le hasard, parce qu’en fait, moi mon travail à côté c’est directeur artistique chez Casterman et parfois on essaie de trouver un dessinateur pour un scénariste et c’est très compliqué. C’est presque un mariage. On le sait bien, les datings ça marche très rarement. En bande-dessinée ça marche quand les deux, le scénariste et le dessinateur, se sont rencontrés eux-mêmes et commencé à discuter eux-mêmes.

Le Bibliocosme : Créer du lien d’eux-mêmes donc ?

Néjib : Oui, sinon c’est plus difficile, sauf dans des formes très codifiées de bande-dessinée où c’est un peu plus simple parce que les territoires sont très définis: on sait qu’on veut ce genre de dessins. C’est très codifié, et si on trouve quelqu’un qui maîtrise ça, ça peut passer.

Le Bibliocosme : Une dernière question, est-ce que cette année, il y a une lecture qui vous a marqué plus qu’une autre ?

Néjib : Cette année, j’ai beaucoup aimé L’odeur des garçons affamés qui était vraiment superbe. Le Ici de McGuire, je pense, était un grand moment à tous les niveaux. Après, bon, il y a beaucoup de choses. Et souvent moi je cite une bande-dessinée jeunesse, et comme c’est jeunesse on en parle moins, c’est Ariol, de Guibert et de Boutavan. Comme j’ai des enfants je leur lis souvent, et pour moi ça mériterait un Grand Prix à Angoulême. Mais comme cela s’adresse aux enfants, on y prête moins attention, mais tant au niveau du scénario que du dessin, c’est un chef-d’œuvre.

Le Bibliocosme : Je vous remercie, Néjib.

Néjib : C’est moi qui vous remercie.

Élevé à l'université Kaamelott option Simpson, plus ou moins historien moderniste, geek invétéré (on ne se refait pas). Revenu il y a fort longtemps à la bande dessinée par le manga, et tombé désormais dans la marmite BD-comics-manga, s'essaye à la critique.

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