Fantastique - Horreur

Drood

Drood

Titre : Drood
Auteur : Dan Simmons
Éditeur : Robert Laffont / Pocket
Date de publication : 2011 / 2012

Synopsis : 9 juin 1865. Charles Dickens, alors au faîte de sa gloire, regagne secrètement Londres en train, accompagné de sa maîtresse. Soudain, à Staplehurst, sur un pont, l’express déraille. Seul le wagon où a pris place « l’écrivain le plus célèbre du monde » échappe par miracle à la catastrophe. Au fond du gouffre, alors que Dickens tente de porter secours aux survivants, sa route croise celle d’un personnage à l’allure spectrale qui va désormais l’obséder : Drood. De retour à Londres, Dickens confie le secret de son étrange rencontre à Wilkie Collins, écrivain lui aussi. Quels liens unissent désormais l’inquiétant Drood et l’Inimitable, comme le surnomme avec admiration et ironie Collins ? C’est ce que ce dernier cherche à découvrir en se lançant à la poursuite de Dickens. Mais peut-on raisonnablement accorder crédit au récit de Collins, opiomane en proie à la paranoïa et aux hallucinations ? Inspiré par Le Mystère d’Edwin Drood, œuvre mythique que Dickens laissa inachevée à sa mort — cinq ans jour pour jour après son accident de chemin de fer — , Drood nous entraîne, de cryptes en catacombes, dans le Londres interlope de Jack l’Éventreur et des sciences occultes.

Note 4.5

En cet instant je sus que jamais – au grand jamais, dussé-je vivre cent ans et conserver mes facultés jusqu’à l’instant ultime de cette vie et de cette carrière – je ne serais capable de penser et d’écrire ainsi. Le livre était le style, et le style était l’homme. Et l’homme était Charles Dickens.

 

Tout le monde connaît évidemment Charles Dickens, célèbre auteur anglais du XIXe siècle jouissant aujourd’hui encore d’une grande popularité partout dans le monde. Le nom de Wilkie Collins vous est, en revanche, sans doute moins familier. Il aura pourtant lui aussi connu un certain succès à la même époque grâce à ses romans à sensation ainsi qu’à sa proximité avec « le Maître » puisqu’il eut la chance de compter jusqu’à sa mort parmi les plus proches compagnons de Dickens. Mais s’agit-il véritablement d’une chance ? Difficile en effet, lorsque l’on est soi-même un écrivain doté d’une certaine ambition, de vivre constamment dans l’ombre de ce géant de la littérature, adulé dans le monde entier et considéré par toute l’Angleterre comme le plus grand auteur que le siècle ait connu. C’est amer et totalement désabusé que Wilkie Collins se décide à prendre la plume à l’aube de sa vie pour s’adresser directement à nous, lecteurs du XXIe siècle, et relater la période la plus marquante de sa vie : celle mettant en scène Charles Dickens ainsi qu’un personnage énigmatique du nom de Drood. Dan Simmons adopte pour point de départ de son roman mi-fantastique, mi-policier un épisode célèbre de la biographie du grand écrivain, celui de l’accident de Staplehurst au cours duquel Dickens réchappa miraculeusement au déraillement du train dans lequel il avait pris place. Il avouera quelques jours plus tard à son compagnon avoir fait à cette occasion la rencontre d’un personnage à l’allure dérangeante et au comportement étrange qui lui aurait dit s’appeler Drood. C’est le début pour les deux amis d’une quête repoussant les limites du réel qui va les entraîner dans les bas-fonds de la ville de Londres et va mettre en péril leur longue amitié.

Dan Simmons brosse avec ce roman un portrait extrêmement documenté et tout en nuance de l’auteur anglais le plus populaire du XIXe siècle qui nous est dépeint ici par le biais du regard très subjectif du narrateur. Malgré cet angle de vue volontairement biaisé, le lecteur parvient sans mal à dégager au fil des anecdotes relatées par Wilkie Collins les traits marquants de la personnalité du grand personnage que fut Charles Dickens : un homme un tantinet mégalomane, têtu au delà du raisonnable, rancunier et volontiers donneur de leçons, mais aussi enthousiaste, toujours prompt à plaisanter, doté d’une imagination débordante, d’un style inimitable et surtout d’une endurance et d’une volonté à toute épreuve. Ce n’est pas pour rien que l’homme, de son vivant, était déjà surnommé par tous (ses proches inclus) l’Inimitable ! Le narrateur se fait pour sa part plus pathétique qu’attachant, en raison notamment de l’arrogance dont il fait preuve dès qu’il est question de juger de la qualité de ses propres écrits Ses nombreuses réflexions misogynes et volontiers condescendantes envers la gente féminine ont également de quoi rebuter même si, évidemment, elles sont à replacer dans le contexte propre à l’Angleterre victorienne. Ce manque de sympathie éprouvée pour le narrateur n’empêche toutefois pas le lecteur de dévorer avec un intérêt sans cesse grandissant le récit de plus en plus obscure et emmêlé que l’écrivain se fait un devoir de laisser à la postérité.

Outre ces précisions concernant le caractère de Dickens et de l’un de ses plus proches acolytes, Dan Simmons est parvenu à réunir une documentation tout bonnement impressionnante sur le personnage et son œuvre, ponctuant ainsi son roman de petites anecdotes soulignant tour à tour le goût immodéré du grand écrivain pour la marche, son habitude de s’inspirer de personnages de son entourage pour ses romans, ses actions en faveur des pauvres, ou encore ses déboires domestiques (sa relation passionnée avec la jeune actrice Ellen Ternan, le scandale de la répudiation de son épouse, mère de ses dix enfants…) Les références à l’œuvre de Dickens sont également nombreuses, même si mon ignorance en la matière m’aura empêché de toutes les identifier et surtout de les apprécier à leur juste valeur. L’ouvrage constitue également une mine de renseignements en ce qui concerne le monde de l’édition de la fin du XIXe siècle, l’auteur nous abreuvant de détails passionnants concernant les différents modes de publication de l’époque, les fréquentes adaptations théâtrales des romans populaires ayant remporté un franc succès, les projets de collaboration entre écrivains renommés… Au-delà du cercle restreint de la littérature, Dan Simmons brosse également un portrait sans fard de la ville de Londres de l’époque et nous dépeint avec autant de détails et de réalisme les belles demeures victoriennes et les dîners mondains que les quartiers les plus sordides de la capitale et l’état des pauvres hères forcés d’y résider dans le dénuement le plus complet.

Charles Dickens at the age of 47, by William Powell Frith. London, England, 1859

Rien à redire, donc, pour se qui est de la qualité de la reconstitution historique ou de la profondeur des personnages, mais qu’en est-il de l’intrigue ? Dan Simmons prend de toute évidence beaucoup de plaisir à jouer avec son lecteur et mène son récit d’une main de maître, alternant de longs chapitres consacrés exclusivement au quotidien du narrateur (ses écrits, ses succès, ses relations tumultueuses avec Dickens…) et de brèves scènes relevant davantage du fantastique et qui viennent chaque fois ébranler nos certitudes en même temps que celles du protagoniste. Tout juste pourrait-on reprocher à l’auteur sa trop grande propension à multiplier les digressions ainsi que quelques longueurs qui, malgré tout, font à mon sens pleinement partie du charme du livre et participent à immerger complètement le lecteur dans l’époque et l’histoire qui lui est narrée. Et quand vient l’heure des révélations, l’auteur parvient là encore à se montrer à la hauteur. Après avoir brouillé les pistes tout au long de ces quelques 1200 pages, Dan Simmons offre à ses lecteurs une fin absolument inattendue mais parfaitement appropriée et qui témoigne, là encore, de l’immense talent de l’écrivain. Impossible une fois la révélation finale connue de ne pas être tenté de reprendre sa lecture du début afin de redécouvrir la totalité du récit sous un angle entièrement différent mais tout aussi passionnant.

 

J’avais déjà beaucoup apprécié d’autres ouvrages du même auteur tels que « Le grand amant » ou encore « Collines noires », mais ce roman-ci est incontestablement la preuve de la maîtrise et de l’immense talent de Dan Simmons qui signe avec « Drood » un hommage tout en nuance à l’un des géants de la littérature anglaise placé ici au cœur d’une intrigue brillamment élaborée et empruntant volontiers à divers genres littéraires Une lecture envoûtante et inoubliable.

Antiquiste passionnée d’art, de cinéma, de voyage et surtout grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement).

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