Fantasy

L’homme qui savait la langue des serpents

L'homme qui savait la langue des serpents

Titre : L’homme qui savait la langue des serpents
Auteur : Andrus Kivirahk
Éditeur : Attila
Date de publication : 2013
Récompenses : Grand Prix de l’imaginaire 2014 (catégorie meilleur roman étranger)

Synopsis : Voici l’histoire du dernier des hommes qui parlait la langue des serpents, de sa sœur qui tomba amoureuse d’un ours, de sa mère qui rôtissait compulsivement des élans, de son grand-père qui guerroyait sans jambes, d’une paysanne qui rêvait d’un loup-garou, d’un vieil homme qui chassait les vents, d’une salamandre qui volait dans les airs, d’australopithèques qui élevaient des poux géants, d’un poisson titanesque las de ce monde et de chevaliers teutons épouvantés par tout ce qui précède… Peuplé de personnages étonnants, empreint de réalisme magique et d’un souffle inspiré des sagas scandinaves, un roman à l’humour et à l’imagination délirants.

Note 4.0

-Est-ce que ces braillements vont se terminer un jour ? On aura jamais la paix, il passe son temps à ouvrir tout grand la gueule et à hurler comme un loup !
-Cher vieux voisin, répondit le moine paisiblement, ce genre de musique est aujourd’hui fort en vogue dans la jeunesse. Tu es âgé, tu as d’autres goûts, mais tu devrais comprendre que le temps va de l’avant et que ce qui ne te plaît pas peut procurer du plaisir à la jeune génération qui prend exemple sur Jésus-Christ.
-C’est ce type qui t’a appris à chanter comme ça ? cria le petit homme trapu.
-Bien sûr que c’est le Christ. C’est l’idole des jeunes. De telles mélodies sont celles qu’entonnent les anges au paradis et les cardinaux en la sainte ville de Rome. Pourquoi devrai-je m’abstenir de les chanter si tout le monde chrétien les entonne ?
-Chez moi, c’est pas le monde chrétien, coupa le Sage des Vents. Pardonne-nous de t’avoir déranger, tu devais être en train de faire la sieste.
-Bien sûr que je faisais la sieste ! Et juste au moment où je dormais le mieux, voilà ta charogne de fils que se met à pleurnicher comme si la merde était venue lui boucher le trou du cul !

 

Estonie. XIIIe siècle. Le jeune Leemet et sa famille sont parmi les derniers de leur peuple à vouloir rester vivre dans la forêt, la grande majorité ayant cédé aux sirènes de la modernité et tentant d’adopter le mode de vie prôné par la religion chrétienne et les royaumes d’Occident. Leemet assiste, impuissant, à la lente mais inéluctable disparition d’une civilisation et d’une culture qu’il a appris à chérir. Qui, à part lui, se souvient désormais de la langue des serpents ou de la Salamandre ? Andrus Kivirahk signe avec ce roman une magnifique fable mêlant habilement pessimisme et humour dans un cadre auquel les lecteurs français sont peu habitués. L’auteur nous y dépeint une Estonie médiévale en pleine évolution, partagée entre la volonté de certains de revenir au mode de vie qu’ils se figurent être celui de leurs ancêtres, et le désir des autres de se conformer au reste du monde occidental en imitant, souvent jusqu’au ridicule, les pratiques des « bons chrétiens ». C’est donc à la mort de toute une culture que nous convie ici Andrus Kivirahk, avec tout ce que cela comporte de perte et de souffrances pour les quelques rares Estoniens à de pas vouloir y renoncer.

L’auteur ne commet toutefois pas l’erreur de faire de son héros le défenseur d’un passé idyllique et idéalisé condamnant sans aucune nuance la modernité. Le Sage de la forêt et ses plus fervents adeptes, de part leur fanatisme, n’en sont ainsi pas moins ridicules que tous ces villageois avides de se conformer au modèle chrétien et reniant tout de leurs origines. De même, le personnage de Leemet condamne tout autant le christianisme que la religion païenne pour qui il s’agit avant tout de « question de mode ». Le roman possède aussi une large dimension pamphlétaire qui ne sautera certainement pas aux yeux des lecteurs non Estoniens mais que la postface du roman permet d’apprécier dans les grandes lignes. On apprendra ainsi qu’outre les nombreuses moqueries concernant la fascination de ses concitoyens pour tout ce qui vient de l’étranger, l’auteur est également parvenu à retourner une idéologie très en vogue depuis deux siècles dans son pays. La société villageoise et agricole traditionnelle tant idéalisée par les Estoniens devient ainsi ironiquement dans le roman la modernité qui vient justement ravager le monde de Leemet.

Malgré le pessimisme qui empreigne l’ensemble du récit, l’histoire de Leemet comprend fort heureusement de nombreux moments particulièrement drôles au cours desquels l’auteur fait montre d’une ironie mordante. Ne vous étonnez pas d’apprendre que les ours sont considérés la-bas comme de sacrés tombeurs de dames, ou que les Estoniens voient en Jésus l’ « idole des jeunes » et ne désirent rien moins que d’être castrés afin de séduire les femmes par la pureté de leur voix. Certaines scènes de ce type sont parfois un peu exagérées à mon goût, mais elles permettent d’une certaine manière de faire retomber la tension. La mélancolie ne tarde toutefois pas à se rappeler à notre bon souvenir à l’idée que toutes ces choses, qui tiennent pour l’essentiel aux mythes et traditions estoniens, ne vont pas tarder à disparaître irrémédiablement. Qui se souviendra par exemple qu’il n’y a pas si longtemps, les hommes étaient les amis des serpents grâce au langage desquels il leur était possible de communiquer avec les autres animaux et d’obtenir du gibier à foison ? Et qui se souviendra de la Salamandre, majestueuse et terrible créature, gardienne protectrice du peuple Estonien ?

 

Andrus Kivirahk signe avec « L’homme qui savait la langue des serpents » un très beau roman sur la disparition d’une civilisation et l’émergence d’une nouvelle. Coincé entre ces deux cultures, Leemet, héros attachant au destin tragique, en est réduit à la solitude et à l’oubli, de même que tout ce qui faisait la richesse de son existence. Une histoire bouleversante et qui résonne longtemps après la dernière page refermée. Car « face au temps qui passe et à un monde qui change à un rythme de plus en plus vertigineux, nous sommes tous, ou nous serons tous un jour, des Indiens, des Bretons, des Leemet. »

Autres critiques : Baroona (233°C) ; Nébal (Welcome to Nébalia) ; Yvan Tilleul (Sin City)

Antiquiste passionnée d’art, de cinéma, de voyage et surtout grande lectrice des littératures de l’imaginaire (fantasy essentiellement).

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