Fantasy

L’Épée brisée

L'Epée brisée

Titre : L’Épée brisée (The Broken Sword)
Auteur : Poul Anderson
Éditeur : Le Bélial’
Date de publication : 14 novembre 2014 (1954 en VO chez Abelard-Schuman et révisé en 1971)

Synopsis : « Imric n’eut qu’un bref aperçu d’une massive silhouette encapée, chevauchant une monture plongeant vers la terre, plus rapide que le vent, un gigantesque cheval à huit pattes monté par un homme à la longue barbe grise et au chapeau à larges bords. L’éclat de la lune accrocha la pointe de sa lance et son œil unique… Il traversait les cieux à la tête de sa troupe de guerriers morts, et les chiens aux yeux de feu aboyaient comme le tonnerre. Sa corne hurla dans la tempête, les sabots de sa monture tambourinaient comme la grêle tombant sur un toit ; et […] la pluie se déchaîna sur le monde. »
Voici l’histoire d’une épée qu’on dit capable de trancher jusqu’aux racines mêmes d’Yggdrasil, l’Arbre du Monde. Une épée dont on dit qu’elle fut brisée par Thor en personne. Maléfique. Forgée dans le Jotunheim par le géant Bölverk, et appelée à l’être à nouveau. Une épée qui, une fois dégainée, ne peut regagner son fourreau sans avoir tué. Voici l’histoire d’une vengeance porteuse de guerre par-delà le territoire des hommes. Un récit d’amours incestueuses. De haine. De mort. Une histoire de destinées inscrites dans les runes sanglantes martelées par les dieux, chuchotées par les Nornes. Une histoire de passions. Une histoire de vie…
« Lire L’Épée brisée, c’est comprendre en grande partie les origines d’une tradition parallèle de la fantasy représentée entre autres par M. John Harrison, Philip Pullman et China Miéville, des écrivains qui rejettent le confort d’un pub oxfordien et restent délibérément proches de résonances mythiques plus profondes », dit Michael Moorcock. Et le créateur d’Elric de rajouter qu’il s’agit là « d’un des plus influents livres de fantasy » qu’il ait jamais lus. Publié aux USA en 1954, à l’instar du premier volet du Seigneur des Anneaux, dont il s’avère une antithèse brutale. Un chef-d’œuvre jamais traduit en France. Jusqu’à ce jour.

Note 4.0
 
Coup de coeur

Les hommes sont plus heureux que les êtres de Faërie – et plus heureux que les dieux eux-mêmes, dit-il. Mieux vaut une vie semblable à l’étoile filante, brève mais éclairant les ténèbres, que la longue, longue attente des immortels, dénuée d’amour, et seulement riche d’une sagesse sans joie.

Je vous vois venir ! Oui, je vous vois, aimable lecteur curieux qui découvre cette couverture bien étrange. « Qu’est-ce que c’est que ça ? », vous dites-vous.

Eh bien, « ça », c’est d’abord une couverture un peu bizarroïde de Nicolas Fructus, et ce n’est pas pour rien, puisqu’il colle tout à fait à l’ambiance de cette Épée brisée, d’un noir intense, pas jojo mais changeant et surtout particulièrement féérique. « Ça », ensuite, c’est « juste » de la fantasy bien dark, complètement mythologique et féérique par le fameux Poul Anderson, l’auteur de La Saga de Hrolf Kraki et Les Trois Lions, que je m’échine à découvrir patiemment avant de me lancer dans sa monumentale Patrouille du temps, lui souvent désigné comme l’antithèse du bien plus connu J. R. R. Tolkien. L’Épée brisée, éditée en français par Le Bélial’ en 2014, fut écrite la même année que La Communauté de l’Anneau (Le Seigneur des Anneaux, tome 1), en 1954 ! « Ça », c’est donc « juste » une des œuvres majeures de la fantasy anglo-saxonne ayant inspiré quantité d’auteurs à sa suite, tels que Philip Pullman, China Miéville et bien sûr Michael Moorcock avec son Elric de Melniboné. Il s’agit donc de faire œuvre de repentance éditoriale en rattrapant cet injuste retard de publication ; heureusement Le Bélial’ est là pour « ça ».

Pour autant, cela répond-il à votre avide demande d’informations concrètes sur le contenu de cette œuvre ? Pas vraiment, j’en conviens. Cela dit, ce roman n’est pas une histoire qui se résume. De fait, L’Épée brisée est l’histoire d’une épée… brisée. Ah ! On ne l’avait pas vu venir, celle-là ! Arrêtez-vous là et vous aurez tout raté, car cette Épée brisée est avant tout le réceptacle avide de violence de destins dignes des meilleures tragédies grecques, mais heureusement c’est concocté la toge et les sandales en moins, la cuirasse et les incantations en plus. D’ores et déjà, attendez-vous à voir le sang couler, le destin se nouer et les âmes s’étrangler devant tant de fatalité. Comme dans La Saga de Hrolf Kraki, Poul Anderson s’inspire très fortement de la tradition scandinave pour tisser une « saga », dans le sens le plus littéraire qui soit, une geste si vous préférez. Ainsi, il colle, au fur et à mesure de son récit, aux poncifs éculés, et pourtant enivrants quand on sait les apprécier, des sagas nordiques vantant les assauts des raids vikings, reconnaissant les mystères des sorcières et des mages, pour finir par s’incliner devant la toute-puissance de la foudre de Thor, de la sagesse d’Odin et de la roublardise de Loki. Oui, l’Épée brisée amène Asgard, Midgard et Jotunheim aux portes de nos pages ! Les elfes fomentent des changelins, des « sosies maléfiques », sans vergogne, les trolls font crisser leurs armes et les sorcières esseulées n’en sont que plus dangereuses. Décidément, c’est à croire que vous n’êtes pas le bienvenu sur les côtes de la mer du Nord prête à se rougir du sang des braves comme de celui des lâches !

Saurais-je vous conter l’étrange tour de passe-passe joué à Orm le fort, le fier seigneur humain, par Imric, un duc elfe des plus ambitieux ? Envierez-vous la destinée fatale de certains descendants du grand Ragnar Lodbrok une fois confrontés à un troll en colère et aveuglé par sa puissance ? Comprendrez-vous le malheur et l’avidité accablant une sorcière poussée dans ses derniers retranchements ? Saisirez-vous la cruauté des rapports de force disproportionnés entre humains, trolls, elfes, Ases, géants et autres messagers divins ? Ne trouverez-vous pas la vie atroce en suivant les vies parallèles de Skafloc, l’humain élevé par les elfes, et Valgard, le troll changelin élevé chez les humains à leur insu ? Saurez-vous vous-mêmes, enfin, affronter des hordes violentes et destructrices de trolls en furie, des coups pendables de la part de toute divinité qui se respecte et, enfin, de l’inceste en bouquet final dans une débauche d’ « immoralité » assumée ? Il en va ainsi avec L’Épée brisée. Nous pourrions également déblatérer longtemps sur la lisibilité peut-être douteuse des sagas scandinaves (comme des gestes latines médiévales, d’ailleurs), mais ça ne ferait que renforcer la difficulté stylistique que s’est imposée Poul Anderson en s’attachant à faire de chaque phrase un fait à relater, une légende à conter, tout en multipliant les odes en vers à déclamer et les chants nordiques qui s’élèvent des pages quand vous les lisez (à haute voix, c’est meilleur ! et chapeau bas à Jean-Daniel Brèque pour sa traduction). L’avantage de cet enchaînement rapide est de favoriser, ô combien, la densité du récit, et là c’est rude, c’est dense, c’est complet, tant que ça déborde.

Enfin, en forme de petit ajustement, Michael Moorcock, dans une critique de 2003 qui sert ici de préface, élabore longuement sa comparaison entre Poul Anderson et J. R. R. Tolkien au profit du premier et au détriment de celui qui se prélasse trop à son goût dans « le confort d’un pub oxfordien » ; on peut forcément jalouser le retentissement qu’a eu Le Seigneur des Anneaux et qu’aurait mérité dans une autre mesure L’Épée brisée, et surtout dans un tout autre style, mais, attention, les faire s’opposer pour en réduire l’un des deux à néant est complètement exagéré. Les deux œuvres sont juste totalement différentes, voilà tout.

L’Épée brisée me remet totalement en selle (façon canasson elfe, voyez) dans ma quête de l’énigmatique (en tout cas pour moi) Poul Anderson. L’Epée brisée est une œuvre très puissante, il faut juste prendre conscience qu’elle est relativement à part et dans un style particulier, sans en faire, comme Michael Moorcock, le chef-d’œuvre absolu qui remplace tous les autres. Concluons en rappelant que cette fameuse Épée, forgée dans les rocs perdus de Jotunheim par un géant, ne peut être rengainée sans avoir eu son comptant de sang à boire : avis aux amateurs, à la fin, c’est donc sûrement vous qui serez brisés !

Autres critiques : Baroona (233°C), Célindanaé (Au pays des Cave Trolls), Chroniques du chroniqueur, François Schnebelen (YoZone), Gromovar (Quoi de Neuf sur ma Pile ?), John (Évasion Imaginaire), Lhisbei (RSF Blog), Lorhkan (Lorhkan et les mauvais genres), Manu (Blogger in Fabula), Marie Juliet (Books and Me), Monsieur Scientas’Hic (Scientas’Hic), Nébal (Welcome to Nebalia), Philémont (La Bibliothèque de Philémont), Le Scribouillard (C’est pour ma culture) et Sylvain Bonnet (Le Salon littéraire) ; Yossarian (Sous les galets, la plage)

Kaamelotien de souche et apprenti médiéviste, tentant de naviguer entre bandes dessinées, essais historiques, littératures de l’imaginaire et quelques incursions vers de la littérature plus contemporaine. Membre fondateur du Bibliocosme.

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